Vie privée et infractions criminelles

Saviez-vous que certains actes de votre vie privée peuvent ternir l’honneur de la profession et miner la confiance du public?

Cet article s’inscrit dans la collection « PRATIQUE EXEMPLAIRE ».
Par Me Martine Gervais, avocate, cheffe d’équipe de la gestion des demandes d’enquêtes et conseillère juridique et Philippe-André Ménard, ing., syndic adjoint.


De récentes décisions du Conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs du Québec (CDOIQ) sont venues légitimer l’imposition de sanctions disciplinaires à l’encontre d’ingénieurs ayant commis des infractions criminelles dans leur vie privée.

Rappelons-le, être membre d’un ordre professionnel n’est pas un droit, mais un privilège1. Et cela comporte des devoirs et des obligations. Bien évidemment, la compétence vient en tête de liste, mais agir en tout temps et en tout lieu avec honneur et dignité2, tant dans sa vie professionnelle que personnelle, fait aussi partie de ces devoirs et obligations.

 

La vie privée

Évidemment, les ordres professionnels n’ont ni la mission ni la prétention de régir tous les aspects de la vie privée de leurs membres. Mais depuis plusieurs années, lorsque certains comportements de la vie privée débordent dans la sphère publique, les ordres professionnels n’hésitent pas à intervenir. Ainsi, tout membre de l’Ordre qui prend part, à titre personnel, à un débat public de façon inappropriée3 est susceptible de faire l’objet d’une sanction disciplinaire. L’usage des médias sociaux, même à titre personnel, doit aussi se faire avec prudence et retenue4.

 

Les infractions criminelles

D’abord, rappelons que les procès criminels sont publics, sauf en de rares exceptions. Outre une fonction éducative et un effet dissuasif, le caractère public de ces procès vise notamment à renforcer la confiance du public envers le système de justice.

Pour les ordres professionnels, en matière criminelle, il existe la « déclaration obligatoire5 », qui oblige « tout professionnel […], dans les 10 jours à compter de celui où il en est lui-même informé, [à] aviser le secrétaire de l’ordre dont il est membre qu’il fait ou a fait l’objet d’une décision judiciaire ou disciplinaire […] ou d’une poursuite pour une infraction punissable de cinq ans d’emprisonnement ou plus6 ».

 

Récemment, le CDOIQ a sanctionné un ingénieur7 qui avait omis de se conformer à cette obligation. À ce sujet, le CDOIQ mentionne :

« [194] La commission d’une telle infraction ne doit pas être banalisée. En agissant comme il l’a fait, l’intimé a induit son ordre professionnel en erreur et l’a empêché, à l’époque, d’effectuer le suivi requis pour les fins de sa mission de protection du public. »

Dans la même affaire, l’ingénieur concerné avait été reconnu coupable et condamné à 12 mois de prison pour, notamment, avoir eu en sa possession de la pornographie juvénile. Ce délit avait été commis dans le cadre de sa vie privée.

 

À ce sujet, le CDOIQ mentionne :

« [157] Considérant l’ensemble des circonstances, le Conseil estime qu’avoir eu en sa possession de la pornographie juvénile […] constituent des infractions objectivement graves. Ces infractions ternissent l’image de la profession d’ingénieur, portent atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession et minent la confiance du public.

« [158] Elles affectent le lien de confiance devant exister entre l’intimé et les membres du public et portent atteinte à la protection du public.

« [159] Le comportement de l’intimé va à l’encontre des valeurs d’intégrité, de dignité, de respect et de bienveillance devant guider les membres de l’Ordre.

[…]

« [169] La perception du public, qui est une composante de la protection du public, revêt une importance particulière en l’instance. Le public est en droit de s’attendre à un tout autre comportement de la part d’un ingénieur. Le législateur a conféré à l’ingénieur le droit exclusif d’exercer la profession et d’utiliser son titre. En contrepartie, il doit respecter des obligations déontologiques. »

Dans une autre affaire d’infraction criminelle à caractère sexuel commise dans le cadre de la vie privée8, le CDOIQ déclare :

« [47] L’intimé, en agressant sexuellement une femme qu’il connaît […], contrevient spécifique- ment à deux valeurs de la profession : le sens de l’éthique et l’engagement social.

« [48] En effet, le sens de l’éthique implique pour l’ingénieur “un processus de réflexion continue sur le sens des conséquences multiples de ses actions”. Il doit faire preuve en tout temps d’intégrité et en premier lieu envers le public.

« [49] Quant à l’engagement social, l’ingénieur doit en tout temps agir en citoyen responsable.

« [50] Par ses gestes répréhensibles à l’égard d’une femme, l’intimé ne fait pas preuve d’honneur et d’intégrité en tant que membre de l’Ordre, tout au contraire, il ternit l’image de la profession. »

 

En conclusion

La mission des ordres professionnels n’est assurément pas de s’ériger en nouvel inquisiteur, gardien d’une morale quelconque, définie par on ne sait trop qui.

Mais lorsque des actes de la vie privée, particulièrement lorsqu’ils débordent dans la sphère publique, sont d’une nature et d’une ampleur telles qu’ils vont à l’encontre de « l’honneur et la dignité de la profession », et qu’ils sont à même de miner la confiance du public, les ordres professionnels se sentent légitimés d’intervenir.

 

 

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  1. Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, ing., « Être membre d’un ordre professionnel : privilège et obligations », PLAN, volume 59, no 4, juillet-août 2022, p. 20-22.
  2. Code des professions, article 59.2 : « Nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’ordre, ni exercer une profession, un métier, une industrie, un commerce, une charge ou une fonction qui est incompatible avec l’honneur, la dignité ou l’exercice de sa profession. »
  3. Par exemple, voir Ingénieurs c. Fréchette, CDOIQ 22-12-0409, 29 novembre 2012.
  4. Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, ing., « Les médias sociaux et la déontologie : prudence et retenue », PLAN, volume 59, no 3, mai-juin 2022, p. 20-23.
  5. Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, ing., « « Dénonce-toi toi-même » : la déclaration obligatoire », PLAN, volume 60, no 3, mai-juin 2023, p. 18-19.
  6. Article 59.3 du Code des professions.
  7. Ingénieurs c. Mathieu-Potvin, 2023 QCCDING 22, 7 juin 2024.
  8. Ingénieurs c. Houle, 2024 QCCDING 26, 18 septembre 2024.

 

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