Suzelle Barrington, ing. : Apprendre, encore et toujours

Depuis 50 ans, cette pionnière du génie agroenvironnemental prend un plaisir fou à élargir ses connaissances et à les transmettre. À 71 ans, cette retraitée de l’Université McGill pratique encore le génie-conseil pour le groupe Consumaj.

Cet article s’inscrit dans la collection « Génie à la une ».
Par Pascale Guéricolas, photos : Israel Valencia et Didier Bicep


 

Devenir la première femme diplômée en génie agroenvironnemental – et être ainsi appelée à intervenir dans un monde dominé par les hommes depuis des siècles – ne requiert pas seulement du courage et de la persévérance. Il faut aussi posséder une bonne dose d’humour, et surtout une capacité à ne pas se laisser affecter par des attitudes ou des comportements dictés par les idées reçues. Ces qualités font partie de la boite à outils de Suzelle Barrington, qui a obtenu un baccalauréat en génie des bioressources de l’Université McGill en 1973, alors qu’elle n’avait que 21 ans.

Pendant ses études universitaires, la jeune femme a dû adapter son parcours scolaire à la réalité des années 1970, notamment pour trouver un stage d’été. Après sa première année de bac, cette Franco-Ontarienne projette de travailler quelques semaines comme inspectrice de drainage agricole dans des fermes de sa province natale. L’employeur ne tarde pas à lui faire comprendre que ce n’est pas vraiment la place d’une jeune femme. Le prétexte? Il lui faudrait faire de longs trajets en automobile, un obstacle très théorique pour une fille dont les parents exploitent une terre et qui conduit des tracteurs depuis l’âge de 10 ans. Suzelle Barrington n’a pas le choix de s’adapter à la situation. L’été, elle travaillera plutôt sur le Campus Macdonald de l’Université McGill en collaborant à des projets de recherche dirigés par ses professeurs.

À sa sortie de l’Université, la finissante devient responsable de la mise en valeur des terres agricoles dans la région de Huntingdon, au sud-ouest de Montréal, pour le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). Son rôle : coordonner les travaux de drainage effectués par une douzaine de techniciens. Rapidement, la jeune femme, basée en Montérégie, constate qu’elle ne partage pas exactement leur conception des tâches à accomplir. « Sur un mois de travail, l’équipe consacrait trois semaines à jouer au billard dans un bar, et seulement quelques jours à réaliser les contrats demandés, se souvient la septuagénaire, un sourire en coin. Autant vous dire que je ne me suis pas fait d’amis en les rappelant à l’ordre !»

D’autres auraient peut-être hésité à affronter l’adversité ou souffert de subir la mauvaise humeur des employés. Pas cette pionnière. Avec le recul, elle se rappelle que le temps lui manquait à cette époque pour se poser des questions existentielles. Dès son retour à la maison, elle avait à s’occuper de ses deux jeunes enfants et elle participait en outre aux travaux de la ferme dirigée par son mari. Elle a donc tracé sa route à son rythme, se souciant peu de l’avis des autres.

 

Retour à l’université

Constamment à la recherche de sujets de réflexion stimulants, cette fonctionnaire efficace commence à trouver le temps long au MAPAQ, alors dirigé par Jean Garon. La jeune femme, qui a sauté deux années au primaire, décide de retourner à l’Université McGill à temps partiel. Ayant commencé une maîtrise en bioressources en 1981, la voici dotée d’un doctorat quatre ans plus tard, prête à se lancer dans une autre aventure. Devenue professeure dans son alma mater, sur le Campus McDonald, elle peut enfin déployer ses ailes.

« Non seulement j’ai enseigné, fait de la recherche, encadré des étudiantes et étudiants, mais j’ai aussi pratiqué la traduction simultanée anglais-français dans des réunions syndicales et pour la coopérative Agropur. »

— Suzelle Barrington, ing. — Consumaj

« Au Ministère, mes horizons étaient limités, confie Suzelle Barrington, alors j’ai vraiment eu l’impression de me défouler en entamant ma carrière universitaire en 1985. Non seulement j’ai enseigné, fait de la recherche, encadré des étudiantes et étudiants, mais j’ai aussi pratiqué la traduction simultanée anglais-français dans des réunions syndicales et pour la coopérative Agropur. » Élevée en français par une mère qui composait des chansons, mais scolarisée en anglais au secondaire, la Franco-Ontarienne se familiarise pendant 20 ans avec le vocabulaire technique propre à l’industrie laitière. Et bien entendu, elle rédige des articles scientifiques et épaule ses étudiantes et étudiants, dont bon nombre viennent souvent de l’étranger.

Facile d’approche, la professeure prend plaisir à voir ses étudiantes iraniennes, chinoises ou coréennes découvrir une nouvelle société, et surtout elle adore apprendre constamment à leurs côtés. « Je me voyais comme une mentore qui aidait les étudiantes et les étudiants à enrichir leurs connaissances, à gagner en confiance, à prendre conscience de leur potentiel, affirme-t-elle. À la fin de leur projet de recherche, ces étudiantes et étudiants étaient devenus de véritables expertes et experts. Aujourd’hui plusieurs enseignent dans d’autres universités au Canada, en Europe, en Asie, ou travaillent dans des entreprises que certains ont fondées. »

C’est le cas d’un ancien finissant en bioressources, Denis Choinière, qui a conçu avec sa professeure un équipement de pointe en olfactométrie dans les années 1990. Ce passionné d’informatique a imaginé un appareil octogonal, Onose, autour duquel 16 personnes peuvent s’installer pour tester des odeurs. Un ordinateur central ajuste les échantillons d’air soumis à l’échantillonnage, selon des critères de dilution préalablement définis.

D’abord élaborée sur le Campus Macdonald de l’Université McGill, cette technologie, également adaptée aux besoins de l’industrie qui doit disposer de données fiables en matière de gestion des mauvaises odeurs, a pris son envol commercial au sein du laboratoire Consumaj. Suzelle Barrington y travaille depuis qu’elle a pris sa retraite de l’Université McGill. Chez Consumaj, cette experte peut tout aussi bien donner des conseils pour mieux conserver l’eau en milieu rural que rendre un avis juridique sur les risques d’explosion liés au transport d’un réservoir fermé contenant des restes d’animaux abattus. L’ingénieure aide ainsi des clients de l’entreprise à obtenir un certificat d’autorisation ministériel.

 

De la recherche appliquée

Dans les années 1990, une bonne partie de la recherche menée par la professeure experte en manutention et traitement des déchets organiques porte d’ailleurs sur les procédés en vigueur dans les réservoirs de stockage agricoles. Elle a par exemple mis au point un système pour faciliter la transformation des déchets animaux dans une cuve qui ne requiert pas une température constante élevée comme c’est le cas dans les bioréacteurs. Ce procédé peu coûteux n’a cependant pas été commercialisé, faute de fonds suffisants pour poursuivre les recherches.

La production animale passionne aussi celle que son père agriculteur considérait comme son bras droit. Plusieurs de ses recherches portent sur les bâtiments agricoles, et combinent ses connaissances en physique et en chimie, mais aussi sur le vivant. « Pour concevoir un espace, c’est très important de prendre en compte le comportement d’une vache ou d’une poule pondeuse, explique cette pédagogue dans l’âme. Par exemple, les robots de traite, où les vaches laitières vont volontairement se faire traire, doivent aussi fournir de la nourriture et de l’eau. L’animal a faim et soif après avoir été couché de 10 à 12 heures par jour. »

Très pragmatique, cette enseignante à la retraite prône un enseignement proche de la vraie vie. Dans ses cours, elle faisait souvent appel à sa propre expérience pour mieux préparer ses étudiantes et étudiants à leur future carrière. Comment s’assurer, par exemple, qu’un client va payer sa facture à la fin d’un contrat de consultation ? Que faire pour vérifier si un béton tout juste coulé est de qualité ? Autant de questions auxquelles les étudiantes et étudiants ont trouvé réponse en rencontrant des gens du métier que la professeure Barrington invitait à intervenir dans ses classes.

Après près d’un demi-siècle à naviguer dans le domaine du génie agricole, Suzelle Barrington a conscience de la valeur du regard unique qu’elle porte sur sa profession. C’est pourquoi elle a apporté son expertise pendant 10 ans au Comité d’inspection professionnelle de l’Ordre des ingénieurs du Québec et a représenté l’Ordre au Bureau canadien des conditions d’admission en génie. Elle a aussi siégé durant deux décennies au Bureau canadien d’agrément des programmes de génie d’Ingénieurs Canada, et elle donne de son temps pour une meilleure représentation des femmes en génie. « Il faut que les entreprises sortent des sentiers battus en diversifiant leur personnel, déclare-t-elle. Les patrons doivent améliorer la vie des femmes qu’ils emploient pour leur donner accès à des postes de responsabilité. Au bout du compte, ils seront gagnants, car les réalisations vont être meilleures ! »

 

Femme de liens

L’engagement de Suzelle Barrington dans la communauté ne se limite pas au génie. Depuis cinq ans, elle octroie des bourses à des élèves de l’école secondaire Chateauguay Valley, à Ormstown, son lieu de résidence. Son exigence : les personnes candidates doivent être impliquées socialement et étudier ensuite dans le domaine de leur choix.

Consciente de l’importance de tisser des liens entre les générations, elle a également contribué à organiser une trentaine d’entrevues virtuelles avec des membres de tous horizons de la Société canadienne des ingénieurs séniors. « C’est une façon de montrer ce que des gens ayant acquis des compétences remarquables en aérospatiale, en physique nucléaire ou en aménagement du territoire ont réalisé durant leur carrière », précise cette travailleuse presque infatigable. Toujours aussi stimulée par l’envie d’apprendre, Suzelle Barrington ne néglige pas le sport ni les tâches physiques ; le golf, le jardinage, la coupe de bois font aussi partie de ses activités. Sans oublier la rédaction d’un long article sur l’histoire du drainage agricole au Québec ou celle d’un bulletin pour l’Église Unie de Howick, non loin de chez elle. Pas mal pour une septuagénaire qui pense peut-être à prendre sa retraite d’ici un an. À moins de changer d’idée encore une fois.

 

Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre profession dans le secteur agricole ?

Suzelle Barrington, ing., répond à la question :

 

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