La technologie au service du textile
Cet article s’inscrit dans la collection « VOIR GRAND ».
Par Pascale Guéricolas, journaliste
Filer, tisser, assembler. Ces opérations, connues depuis des millénaires pour confectionner des vêtements, s’appliquent maintenant aux habits de protection et à des matériaux composites contenant des fibres de carbone ou de verre recouvertes de résine dont on se sert pour construire des ponts, des coques de navires ou même des pièces architecturales comme des escaliers en colimaçon. Autant de domaines d’applications où le génie se déploie.
Filer, tisser, assembler. Ces opérations, connues depuis des millénaires pour confectionner des vêtements, s’appliquent maintenant aux habits de protection et à des matériaux composites contenant des fibres de carbone ou de verre recouvertes de résine dont on se sert pour construire des ponts, des coques de navires ou même des pièces architecturales comme des escaliers en colimaçon. Autant de domaines d’applications où le génie se déploie.
Conscientes des possibilités dans ce secteur en pleine innovation, quatre entreprises ont choisi d’unir leurs forces pour mieux tirer parti de leur synergie. Le groupe que forme la filature FilSpec, l’entreprise de tissage Textiles Monterey, Texonic, qui produit des renforts pour les matériaux composites et pour la protection balistique, et Lincoln Fabrics, du côté américain, illustre bien cette tendance à composer avec les forces de chaque entreprise. Le quatuor travaille en étroite collaboration pour mener des projets novateurs portant sur l’enchevêtrement de fils pour la fabrication de vêtements de protection anti-incendie, en passant par l’étape indispensable du tissage.
Beaucoup d’efforts ont été investis pour automatiser une grande partie des procédés de fabrication du fil. « Actuellement, deux ou trois étapes, sur les cinq de la production, sont liées », explique Nicolas Julliard, vice-président à la technologie et au développement du groupe pour les projets spéciaux. L’automatisation accrue des machines synchronisées permet de ne plus avoir à déplacer manuellement des bacs de bobine au bout de la chaîne de production, et d’améliorer la vitesse du flux de production.
Autre innovation technologique, les capteurs utilisés pour la visualisation ; ils rendent compte en temps réel de la qualité du fil produit sur des machines capables de s’autoréparer.
Obtenir des mélanges performants
Ces équipements à la fine pointe de la technologie présentent un autre avantage. Il devient plus facile de mélanger les fibres pour bénéficier de la complémentarité de leurs caractéristiques une fois qu’elles sont tissées. Un habit de protection contre le feu contient des fibres aramides pour protéger des flammes, ainsi que des matières qui génèrent un gaz inerte capable de les étouffer. À ces composants s’ajoutent aussi des fibres qui peuvent évacuer la chaleur du corps, une caractéristique appréciable dans une fonderie où le thermomètre atteint souvent les 40 degrés et plus.
Le sens de la fibre nécessite aussi d’importants calculs d’ingénierie pour les matériaux composites, par exemple, car leur résistance n’est élevée que dans un seul axe. L’industrie textile consacre donc beaucoup d’efforts technologiques à respecter des cahiers des charges très complexes pour parvenir à produire des pièces à la fois très légères et d’une durabilité sans faille. Pour s’en convaincre, il suffit de penser notamment aux mâts en fibre de carbone sur des bateaux de compétition, ou au tissu très épais utilisé pour réparer des poutres, comme celles de l’ancien pont Champlain.
Ces pièces en matériaux composites, qui permettent d’obtenir des formes complexes moulées d’un seul tenant, se retrouvent aussi de plus en plus dans le secteur des transports et de l’automobile. Sans compter qu’elles offrent une grande résistance à la chaleur et à la corrosion. « On réfléchit à la façon de récupérer la fibre de carbone sur les avions en fin de vie pour s’en resservir dans les années à venir, mentionne Nicolas Julliard. C’est un matériau qui requiert beaucoup d’énergie à produire, mieux vaut le recycler plutôt que l’enfouir. »
L’industrie textile consacre donc beaucoup d’efforts technologiques à respecter des cahiers des charges très complexes pour parvenir à produire des pièces à la fois très légères et d’une durabilité sans faille.
Concevoir des moules uniques à l’infini
Une entreprise de Sherbrooke fondée par l’ingénieur en génie mécanique Yoann Bonnefon, bespline, utilise aussi les matériaux composites de façon très innovante. Cet ingénieur utilise et commercialise un moule adaptatif mis au point par une entreprise danoise, un équipement unique en Amérique du Nord. Les formes générées par 600 vérins sont contrôlées par ordinateur. On peut ainsi mouler des surfaces courbées selon la forme et le format demandés, et fabriquer très rapidement des objets aussi grands qu’un cockpit ou un dôme de projection pour un simulateur de vol. Tout cela sans avoir à créer une matrice pour ensuite la détruite, puisqu’il suffit de reprogrammer le moule. De cette façon, on gagne du temps et on réduit les pertes.
Yoann Bonnefon, qui a longtemps travaillé dans le secteur aéronautique, a aussi mis au point un robot pour déposer des bandes de tissu sur le moule adaptatif selon une orientation donnée. « Nous pouvons optimiser ainsi les propriétés mécaniques d’une pièce puisque les fibres se retrouvent automatiquement dans la direction où l’on en a besoin, fait-il valoir. Argon 18, un de nos clients qui fabrique des cadres de vélo, a utilisé cet équipement pour obtenir exactement le positionnement d’une pièce, selon l’angle qu’il souhaitait. »
Des tissus plus verts
Yoann Bonnefon s’intéresse aussi aux biocomposites, parce qu’il veut utiliser des bioépoxy plutôt que des résines produites à partir de pétrole, ou encore des résines thermoplastiques à 100 % recyclables.
Cette quête de la réduction de l’empreinte environne mentale du tissu mobilise aussi le groupe auquel appartiennent Textiles Monterey et FilSpec. Ce regroupement d’entreprises axe notamment ses recherches sur le remplacement de fibres synthétiques liées au pétrole – comme le polyester – par d’autres, biosourcées. Le chanvre ou le lin présentent des qualités mécaniques tout aussi intéressantes et requièrent même moins d’eau ou de pesticides que le coton, par exemple.
Cette tendance écologique intéresse également Innotex, une entreprise centenaire qui se spécialise depuis plus de deux décennies dans les vêtements de protection contre le feu. En collaboration avec Textiles Monterey et Stedfast, elle s’attaque en effet au défi Innovation, lancé par les villes de Montréal et de Gatineau, concernant les uniformes de pompiers qui comprennent trois couches de protection. ll s’agit entre autres d’employer les tissus les plus récents offerts sur le marché qui ne contiennent pas de PFAS, des polluants éternels.
« Nous aimerions utiliser des fibres ayant une empreinte carbone moindre que celles qui sont présentement utilisées dans les tissus, souligne la directrice de produits, Karine Martin, ingénieure en génie chimique. Nous souhaitons également disposer d’un pourcentage de matières recyclées de 15 % à 40 % dans ce type d’habits d’ici le printemps prochain. »
Pour ce faire, l’équipe de recherche des trois entreprises réfléchit aux méthodes à employer pour récupérer les tissus préconsommation, autrement dit les retailles de tissus habituellement enfouis. Le but, les retransformer en fibre et par la suite, en fil. L’équipe envisage en outre de recourir à des fibres ou à des fils de ressources renouvelables ou encore biosourcés, en respectant les normes de protection thermique et de respirabilité de ce type d’habits.
On le voit, l’industrie du textile technique ne cesse d’explorer de nouvelles méthodes de production et de combiner les propriétés les plus intéressantes des fibres pour fabriquer des tissus plus durables, plus résistants, mieux adaptés aux besoins des utilisatrices et des utilisateurs. Sans oublier tous les efforts investis pour réduire l’empreinte environnementale du textile, un domaine où le génie fait des pas de géant.
L’industrie du textile technique en quelques chiffres
- 400 entreprises sont actives dans le secteur de l’industrie du textile technique au Québec
- 10 000 personnes travaillent dans ce secteur
- 60 % des entreprises sondées disent avoir un plan d’action en matière de réduction de l’empreinte environnementale
Source : Baromètre des textiles techniques, Technitextile, mars 2022.
Karine Martin, ing. Innotex
« Nous aimerions utiliser des fibres ayant une empreinte carbone moindre que celles qui sont présentement utilisées dans les tissus. Nous souhaitons également disposer d’un pourcentage de matières recyclées de 15 % à 40 % dans ce type d’habits d’ici le printemps prochain. »
L’union fait la force
Les 400 entreprises du créneau textile technique à valeur ajoutée, dont les produits d’ingénierie répondent à des cahiers des charges très précis, savent tout l’intérêt qu’elles ont à collaborer. Depuis 2017, elles se rassemblent au sein du groupe TechniTextile Québec, à l’initiative du ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, qui prend en charge 60 % du développement des innovations collaboratives dans ce domaine.
« Le nerf de la guerre, c’est vraiment le développement de produits, lance Dany Charest, directeur de ce créneau d’excellence. Or, au Québec, il n’existe pas d’entreprises intégrées, allant du fi l au tissage, et finalement à la fabrication. Il faut donc bâtir des ponts avec les autres pour innover. » Par ailleurs, l’apport du Centre de transfert technologique en écologie industrielle (CTTÉI), affilié au cégep de Sorel-Tracy, facilite la recherche.
Ce soutien a ainsi permis l’émergence de projets en lien avec l’économie circulaire. Par exemple, un fabricant de tuyaux d’arrosage servant à éteindre les feux de forêt vend maintenant cette matière première à une entreprise qui l’utilise pour produire des panneaux acoustiques, faits de feutre très dense. Un autre groupe d’entreprises cherche à remplacer le coton, une matière vorace en eau et en pesticides, par le chanvre. Le but : fabriquer des uniformes de camouflage de soldates et de soldats résistant à l’abrasion et dont l’imprimabilité permettra leur camouflage.
Le virage numérique mobilise aussi de plus en plus les acteurs du secteur. Lightbeans contribue ainsi à réduire l’envoi d’échantillons de tissus en permettant de visualiser les changements de texture d’ameublement d’un simple clic de souris. En utilisant des caméras à très haute définition, et surtout une numérisation très précise pour intégrer les textures dans un logiciel à haute définition, cet outil rend le design d’un décor virtuel très proche du réel. L’ameublement et le bâtiment, ainsi que les textiles des secteurs de la protection individuelle, font d’ailleurs partie des principaux chantiers de travail de TechniTextile Québec.
Afin de promouvoir et faciliter l’achat de textiles à valeur ajoutée fabriqués ou transformés au Québec, TechniTextile Québec a créé le logo Bien d’ici.
Virage vert pour les matériaux performants du textile
Et si la matière première de votre prochaine veste de cuir était faite de résidus de pommes et non de la peau d’un animal ? Voilà un des projets de recherche auquel le Groupe CTT, le Centre des technologies textiles, collabore activement avec la jeune entreprise Flaura. Ce centre collégial de transfert technologique affi lié au cégep de Saint-Hyacinthe s’intéresse aux procédés et aux composants des matériaux performants à base de textile capables de réduire leur empreinte environnementale. D’autant plus que désormais, certaines lois limitent l’utilisation de produits jugés nocifs pour l’environnement ou même la santé humaine.
« C’est le cas du fluor, par exemple, qui entre dans la fabrication de membranes imper-respirantes, de type Gore-Tex, indique Justine Decaens, directrice de la recherche et du développement au Groupe CTT. Nous avons réussi à concevoir une membrane qui ne contient pas cet élément cancérigène, en effectuant des changements à la recette initiale. Le produit garde ses qualités imperméables et respirantes, et ce, au même coût. » L’équipe de recherche travaille également à recycler des fibres de carbone que l’on trouve dans le secteur aéronautique.
En pratiquant une pyrolyse par microondes plutôt que thermique, les spécialistes ont pu récupérer les fibres en dépensant moins d’énergie. Ils utilisent ensuite une carde afin de rendre les fibres parallèles, ce qui renforce leur cohésion. Finalement, le matériau composite ainsi produit conserve de 60 % à 80 % de ses propriétés mécaniques. Il peut servir à fabriquer certaines pièces automobiles, ou encore des patins et des bâtons de hockey.
Le Groupe CTT s’intéresse aussi aux matériaux résistant au froid pouvant convenir à des milieux très hostiles, comme en Arctique. L’objet de leurs recherches : de la silice en poussière, injectée en microparticules dans des fibres de polyester pour renforcer la résistance thermique des vêtements. Les travaux se poursuivent encore autour de cet aérogel. Il faut s’assurer qu’il n’augmente pas la rigidité d’un manteau, par exemple, pour ne pas empêcher l’évacuation de la transpiration.
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