Danger : négligente expérience

Dans notre vie privée, avec des proches ou avec de vieilles connaissances, il suffit parfois d’un simple regard ou de quelques mots pour se comprendre.

Cet article s’inscrit dans la collection « PRATIQUE EXEMPLAIRE ».
Par Me Martine Gervais, avocate, cheffe d’équipe de la gestion des demandes d’enquêtes et conseillère juridique et Philippe-André Ménard, ing., syndic adjoint.


Quelles sont les pièces justificatives admissibles ?

Dans notre vie privée, avec des proches ou avec de vieilles connaissances, il suffit parfois d’un simple regard ou de quelques mots pour se comprendre. Mais dans notre vie professionnelle, il n’y a pas de place pour l’ambiguïté ou les non-dits : les documents d’ingénierie produits doivent être suffisamment explicites, même s’ils sont destinés à des collaboratrices et des collaborateurs ou à des partenaires de longue date.

De récentes décisions du Conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs du Québec rappellent l’importance de produire des plans suffisamment explicites pour toutes les parties prenantes, même quand il s’agit d’ouvrages temporaires.

 

Des plans incomplets

Un de ces cas1 implique un ingénieur qui travaille depuis plusieurs années pour une entreprise spécialisée dans le domaine des coffrages de structures en béton pour des projets de moyenne et de grande envergure.

Les événements concernés mettent en cause des plans d’étaiement conçus pour les coulées de béton des planchers d’un immeuble en copropriété de 36 étages.

Au cours de l’une de ces coulées, l’un des vérins d’étaiement se brise en deux, ce qui entraîne l’effondrement d’une partie du plancher et crée une grande ouverture de 8 pieds sur 8 pieds qui laisse le béton s’écouler à l’étage inférieur. Heureusement, personne n’a été blessé et les dégâts matériels ont été, somme toute, plutôt limités.

Bien que la cause du bris du vérin demeure inconnue, l’enquête du Bureau du syndic a cependant révélé que les plans d’étaiement ne comportaient qu’une vue en plan, et que la présence et le positionnement des contreventements n’y étaient pas représentés. L’absence de vue en élévation et certaines autres informations manquantes rendaient le tout incomplet et ambigu.

Un autre cas2 implique un ingénieur qui travaille depuis de nombreuses années pour un client spécialisé notamment dans les échafaudages de grande envergure.

Les événements concernés mettent en cause un plan conçu pour l’installation de plateformes de travail temporaires à l’intérieur d’un vase clos de plus de 150 pieds de hauteur et de plus de 20 pieds de diamètre.

Au cours de la construction de ces plateformes, l’échafaudage sous-jacent s’effondre ; deux travailleurs perdent la vie.

Cet effondrement semble être le résultat d’une suite d’événements malencontreux, et certains d’entre eux sont probablement plus contributifs que d’autres. Mentionnons qu’il a été admis que « bien que [l’ingénieur] n’ait pas eu la chance d’effectuer la visite de chantier et préparer l’attestation de conformité, les travailleurs débutent les travaux […] alors que le montage de l’échafaudage n’est pas terminé3 ». Cependant, l’enquête du Bureau du syndic ne visait pas à départager les responsabilités des divers intervenantes et intervenants ni à déterminer la cause exacte de l’effondrement. D’autres instances et organismes ont le mandat de répondre à de telles questions.

L’enquête du Bureau du syndic concernait la conduite de l’ingénieur lors de sa prestation de service, y compris la qualité de ses livrables. Or, l’enquête a révélé que le plan produit par l’ingénieur était « non suffisamment explicite, contrevenant ainsi à l’article 3.02.04 du Code de déontologie des ingénieurs4 ».

À la suite de cet événement tragique, l’ingénieur s’est engagé à ne plus exercer la profession d’ingénieur.

L’ingénieur doit s’abstenir d’exprimer des avis ou de donner des conseils contradictoires ou incomplets et de présenter ou utiliser des plans, devis et autres documents qu’il sait ambigus ou qui ne sont pas suffisamment explicites5.

 

En conclusion

Dans ces deux affaires, les ingénieurs impliqués ont vraisemblablement dosé les renseignements inclus dans leurs plans en fonction de l’expérience de leur client et des travailleuses et des travailleurs concernés. Mais une telle attitude, qui semble relever davantage de la négligence que de l’incompétence, peut se révéler dangereuse pour la sécurité du public.

La professionnelle ou le professionnel ne doit pas tenir pour acquis qu’elle ou il pourra plus tard compléter ou expliciter des éléments manquants ou ambigus lors de la surveillance des travaux ou au moment d’attester leur conformité.

Rappelons que c’est la responsabilité de la professionnelle ou du professionnel de fournir dès le départ des plans complets, sans ambiguïté, afin de limiter les risques d’erreur d’exécution, et ce, même pour des ouvrages temporaires. L’expérience ne justifiera jamais la négligence.

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  1. Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Lafaille, QCCDING 19, 3 octobre 2023
  2. Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Boileau, QCCDING 20, 26 octobre 2023
  3. cit., paragraphe 9
  4. cit., paragraphe 6
  5. Article 3.02.04 du Code de déontologie des ingénieurs

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