, 1 mars 2022

La diversité vue de l’intérieur

Aujourd’hui, une organisation qui veut afficher ses valeurs de responsabilité sociale doit se montrer inclusive et ouverte à la diversité. Mais qu’en pensent les personnes concernées? Parole aux ingénieures Marie-Thérèse Langlois et Najat Kamal ainsi qu’à l’ingénieur Jean-François Thibault.

Cet article s’inscrit dans la collection « Diversité en génie ».

Par Valérie Levée


Le choix du génie

Outre votre intérêt pour le génie, est-ce que vous aviez une raison particulière de vous engager dans cette discipline?

Jean-François Thibault : Pour moi, c’était une question de mobilité sociale. J’avais envie, d’une part, d’améliorer mes conditions matérielles d’existence et, d’autre part, de me donner la chance de devenir cadre un jour. En revanche, quand on vient d’un milieu ouvrier, on ne sait pas toujours ce qu’est la gestion ou l’administration. S’aventurer dans quelque chose qu’on ne connaît pas très bien représente un certain risque et ça ne nous donne pas de garantie. Or, pour moi, la profession d’ingénieur était quelque chose de concret, une profession encadrée par un ordre et qui offrait des conditions salariales intéressantes. Je voyais que c’était un parcours qui n’était pas inaccessible. De plus, beaucoup d’ingénieurs deviennent cadres au cours de leur carrière, ce qui m’indiquait que je pourrais éventuellement emprunter cette voie sans avoir à étudier en commerce ou en droit.

Marie-Thérèse Langlois : Je trouvais que les sciences exactes étaient ce qui m’allait le mieux. Il y a des cours magistraux, mais aussi une partie importante de travail personnel. On a des livres à lire, des exercices à faire. Plus il faut étudier par soi-même et plus c’est facile pour moi. Les matières qui demandent des discussions me paraissent plus difficiles en raison de ma surdité. En génie, je pouvais faire de la conception sans le stress de la communication.

Face à la discrimination

Avez-vous senti une discrimination durant vos études ou dans votre milieu de travail?

JFT : L’ÉTS a toujours été une université populaire. Quand j’ai fait mon baccalauréat, c’était l’université qui formait le plus grand nombre de premiers diplômés, donc des gens qui venaient de familles où les deux parents n’avaient pas fait d’études universitaires. Il devait y avoir une masse importante de personnes dans ma situation. Je n’ai pas senti de discrimination.

MTL : Mon employeur a décidé de me laisser ma chance. Je pense qu’il a sensibilisé son équipe au fait qu’il y avait une nouvelle ingénieure, et que celle-ci avait un handicap. Les gens ont trouvé une façon de me parler pour que je les comprenne mieux et ça s’est très bien passé.

Najat Kamal : Quand j’ai présenté ma candidature à des postes en génie, ç’a pris un bon bout de temps avant qu’on m’appelle pour une entrevue. J’ai pourtant postulé à des postes dont le profil correspondait exactement au mien, mais je n’avais pas de nouvelles. J’ai refusé de m’auto-exclure, j’ai persévéré et continué mes démarches. Il fallait être très déterminée. J’ai décroché un emploi à ma première entrevue d’embauche. Le problème n’était pas de réussir une entrevue, mais d’être appelée pour une entrevue.

L’apport de la diversité

Quelle diversité observez-vous dans le milieu du génie?

MTL : À Polytechnique en 1981, il y avait beaucoup d’étudiants étrangers mais pas beaucoup de femmes. À Hydro-Québec, il y avait également une bonne représentation d’ingénieurs d’origine étrangère.

NK : Dans le secteur privé, la diversité est présente. Je remarque beaucoup d’ouverture culturelle, ethnique ou envers des personnes à mobilité réduite. Ce que j’entends dans mon entourage, c’est que la fonction publique est encore réservée par rapport à la diversité. Je suis ravie de voir un petit vent de changement dernièrement, des publicités prônant l’inclusion et des programmes d’intégration. Ça fait plaisir de voir ces actions.

Quel est l’apport de la diversité dans le climat de travail?

MTL : Sur le plan personnel, c’est excellent. On s’enrichit au contact de ces personnes de cultures différentes, en connaissant leur histoire, leur réalité. On découvre de nouvelles idées. Ça développe l’ouverture d’esprit, et on a moins de préjugés.

NK : Cela crée des liens très forts dans le milieu de travail. On n’est pas forcés d’avoir la même culture ni d’avoir la même vision des choses pour cohabiter et vivre ensemble. On se respecte, on exprime nos idées, on échange à propos de nos cultures. Ça change la dynamique de travail et ça rend les réunions de travail plus agréables et plus riches.

« J’avais envie d’améliorer mes conditions matérielles d’existence et de me donner la chance de devenir cadre un jour.» — Jean-François Thibault, ing. — Norda Stelo

Comment la diversité se manifeste-t-elle dans l’élaboration des projets d’ingénierie?

NK : Les gens qui viennent de différents pays, de divers milieux, ont chacun leur profil et apportent une expertise différente. Cela crée une culture hybride, car chacun et chacune apporte son grain de sel, sa vision. Ça crée un remue-méninge productif.

MTL : On n’aborde pas tous les problèmes de la même façon. Mon premier gestionnaire était un Libanais, un ingénieur qui avait une forte formation technique. Quand je posais des questions, je voyais qu’il n’abordait pas les problèmes de la même façon que moi. Tout le monde a sa richesse, et je ne vois pas pourquoi une personne d’une origine différente de la majorité n’apporterait pas sa richesse à une équipe.

JFT : Au Québec, la divergence de points de vue est souvent perçue négativement. Trop souvent, on considère que c’est quelque chose qui empêche les débats d’idées, qui empêche l’innovation. Ce refus du débat peut mener à une crainte de la diversité, parce que, finalement, on a peur des opinions divergentes. La diversité amène nécessairement des remises en question, et l’innovation a besoin de remises en question. La diversité apporte le bénéfice d’avoir des perspectives diverses et de confronter nos idées. La diversité n’a pas seulement une
valeur morale ou cosmétique, elle a aussi une valeur utilitaire.

 

La différence… une force?

Est-ce que la diversité peut mener à des conceptions d’ingénierie différentes?

MTL : Je suis malentendante et donc je n’ai pas d’équilibre, j’ai le vertige. Je n’ai jamais aimé aller en hauteur dans les ouvrages. Chaque fois que je faisais des projets, je pensais à faire aménager un accès facile. Je voulais que n’importe qui puisse monter sur une plateforme facilement en prenant un escalier plutôt qu’une échelle. Ça m’a peut-être amenée à voir les projets de façon différente.

Que peuvent faire les personnes ayant des particularités qui les distinguent de l’ensemble du groupe pour mieux se faire accepter ou se sentir à l’aise dans leur milieu de travail?

MTL : Une personne handicapée ne doit pas rester timide au sujet de son handicap. Il ne faut pas se gêner de frapper aux portes pour dire ce dont on a besoin. Une occasion s’est présentée pour moi de suivre une formation sur les calculs de conception qui requièrent du soudage. J’ai demandé à mon patron de suivre
la formation parce que je trouvais que c’était pertinent pour moi, et j’ai acquis une expertise en soudage. Il n’y avait pas beaucoup d’ingénieures ou d’ingénieurs accrédités en soudage à Hydro-Québec. Il faut saisir les occasions quand elles se présentent.

La plupart des gestionnaires et des collègues vont collaborer. Il faut connaître ses limites et les faire connaître aux autres pour trouver une façon de travailler ensemble.

NK : Le mot clé, c’est le respect. Si l’autre ne fait pas un premier pas vers nous, on peut faire un pas vers lui pour l’informer, briser la barrière d’ignorance et de crainte. Dès qu’on coupe cette barrière, la communication devient agréable et plus claire.

Pourquoi une organisation devrait-elle donner plus de place à la diversité? 

MTL : Pour un employeur, ça vaut la peine d’engager une personne handicapée. On connaît nos limites, on sait ce qui ne marche pas et on va trouver des solutions. Les personnes handicapées peuvent avoir des points forts que d’autres n’ont pas; ça enrichit l’équipe. Mon point fort était la rédaction de rapports. Une
personne ayant un autre handicap aurait un autre point fort, une habileté que d’autres ne penseraient pas à développer.

«Je suis malentendante et donc je n’ai pas d’équilibre. […] Chaque fois que je faisais des projets, je pensais à faire aménager un accès facile.» — Marie-Thérèse Langlois, ing. — retraitée, Hydro-Québec

NK : J’ai remarqué aussi que ceux et celles qui viennent d’un milieu défavorisé sont plus persévérants, ils ont beaucoup de volonté pour réussir. Les gens différents de la majorité apportent de la diversité au sein d’une entreprise; ils ont une grande volonté de réussir et ils veulent faire leurs preuves. Ils veulent respecter les échéanciers et bien mener un projet. Cette volonté contribue aussi à la réussite d’un projet.

MTL : Je ne pense pas que la main-d’œuvre soit suffisamment abondante pour que l’on puisse se priver de tout le bassin d’ingénieurs et d’ingénieures venant d’ailleurs, qui vont contribuer aussi efficacement au domaine du génie que s’ils étaient Québécois.

FT : Parfois on ne met pas assez l’accent sur les compétences transversales des personnes ayant des particularités qui les distinguent du plus grand nombre. On devrait leur donner la possibilité de faire valoir leurs compétences. Lorsque des gestionnaires voient des profils différents, ils devraient au moins se donner la peine de rencontrer ces personnes, surtout lorsqu’elles sont recommandées à l’interne. Ne pas donner la chance au coureur, c’est dépersonnaliser les candidats. J’aime à rappeler qu’un CV n’est pas une personne. Bref, les
gestionnaires réticents devraient laisser les candidats expliquer leurs expériences et leurs compétences. Donner plus de place à la diversité, c’est se donner la chance de rencontrer des personnes compétentes qui veulent contribuer à faire progresser la société.

Et finalement, qu’est-ce que la diversité apporte au fonctionnement global de l’organisation?

JFT : Elle permet de prendre des décisions qui ont plus de sens et cela rend l’organisation plus solide.

NK : Ça apporte une complémentarité humaine et sociale. Cela crée un climat d’échanges, d’ouverture, d’inclusion, d’équité, et cela montre la responsabilité sociale de l’entreprise. La diversité, c’est une collaboration, c’est le travail collectif pour un objectif commun. Je pense que la diversité est un levier de performance, de développement et de productivité.

« Les gens différents de la majorité apportent de la diversité au sein d’une entreprise; ils ont une grande volonté de réussir.» — Najat Kamal, ing. — Nexans

 

 

 

 

 


Najat Kamal, ing., a obtenu un diplôme d’ingénieure en génie chimique et une maîtrise en chimie physique au Maroc. Elle est devenue ingénieure juniore en 2013 et a reçu le titre d’ingénieure en 2017. Cette membre de l’Ordre travaille chez Nexans au département de l’ingénierie comme Responsable environnement et
qualité.

Marie-Thérèse Langlois, ing., retraitée, a perdu l’ouïe à l’âge de 5 ans à la suite d’une méningite. Diplômée en génie mécanique de l’École Polytechnique de Montréal en 1985, elle a fait carrière comme ingénieure en mécanique à Hydro-Québec.

Jean-François Thibault, ing., est issu d’un milieu ouvrier et n’a pas bénéficié de modèle dans son entourage pour lui montrer le chemin de l’ingénierie. Diplômé en génie électrique de l’ÉTS, il travaille à Norda Stelo.


 

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