Développer sa créativité en ingénierie

Cet article s’inscrit dans la collection « PRATIQUE EXEMPLAIRE ».
Par William Thériault, journaliste.
Les ingénieures et les ingénieurs sont souvent sollicités pour proposer des idées novatrices qui améliorent les produits, services et procédés de leur organisation. Toutefois, le faire de manière créative peut s’avérer complexe. Conseils pour développer cette compétence.
À première vue, le milieu de l’ingénierie n’est pas le plus grand secteur de développement de la créativité. Les paramètres de conception sont généralement régis par des normes et des règlements plutôt rigides, et on observe parfois une résistance aux changements dans le milieu. Malgré cela, bien qu’étant un domaine technique et scientifique, l’ingénierie peut fondamentalement être une activité créative.
De l’avis des expertes consultées, il est tout à fait possible pour les ingénieures et les ingénieurs d’user de leur créativité dans un cadre professionnel, et ce, même si elles et ils ne se considèrent pas nécessairement créatifs de prime abord. Mais on ne peut pas le faire n’importe quand, ni n’importe comment. Et ça prend des efforts.
Déconstruire les idées reçues
« La créativité, c’est l’habileté à produire un artéfact nouveau, utile et original pour répondre à un besoin identifiable, à partir de connaissances déjà intégrées », indique Sophie Morin, ing., Ph. D., chargée de cours à Polytechnique Montréal.
« On n’invente rien à partir de rien ! Il faut démolir cette pensée-là dès le début. Une idée nouvelle vient toujours de quelque part », pour- suit l’ingénieure, qui a fait une thèse de doctorat sur l’enseignement de la créativité en ingénierie, et qui donne un nouvel atelier en partenariat avec l’Ordre.
« C’est ça, la créativité, faire de nouveaux liens entre des choses déjà apprises.
Ça se travaille, ça se développe, mais il faut y mettre des efforts et du temps. »
SOPHIE MORIN, ING., PH. D. CHARGÉE DE COURS À POLYTECHNIQUE MONTRÉAL
Nous avons tendance à penser que dans le domaine de l’ingénierie, la créativité s’ex- prime principalement lors de la conception.
« Mais ça peut également être dans la façon de gérer un horaire, d’organiser une chaîne de production, d’instaurer des mesures de santé et sécurité », commente Sophie Morin. Il s’agit néanmoins d’un jeu tout en nuances. « Parfois, l’objectif n’est pas d’être créatif, précise-t-elle. La créativité n’est pas toujours souhaitée ni nécessaire : on doit choisir les aspects d’un projet qui requièrent de la créativité. On ne peut pas être créatif partout et tout le temps. » Quant aux méthodes d’idéation qui fonctionnent, elles dépendent de l’individu. Cela peut être une carte mentale (établir un réseau de concepts et les relier sur une feuille) ou un stimuli aléatoire (chercher un objet, une image ou un son et réfléchir aux mots que cela nous inspire), par exemple. Il faut essayer.
Il y a aussi un côté positif au cadre rigide du génie, selon Sophie Morin. Les contraintes stimulent la créativité, car on fait des efforts pour les contourner, ce qui est impossible lors- qu’on a carte blanche.
« Se forcer à être créatif, c’est contre- productif. Lorsqu’on se met de la pression pour être créatif, nos idées sont moins créatives. »
ÉMILIE DUBÉ, CONSULTANTE PRINCIPALE D’ENSEMBLE LEADERSHIP ET CHARGÉE DE COURS À LA FACULTÉ DE GÉNIE DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE
Un long processus
« Il y a de nombreuses écoles de pensée au sujet de la créativité, mais ce qui est utile d’enseigner et de croire, c’est qu’on peut tous être créatifs, avance Émilie Dubé, consultante principale d’Ensemble leadership et chargée de cours à la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke. La créativité est contrainte à beaucoup de jugement et à la peur du ridicule, mais ces réflexes se désapprennent. »
Pour développer sa créativité, il ne suffit toutefois pas de se dire qu’on sera créatif à partir d’un moment précis. « On ne doit pas chercher un diamant poli dans nos idées, mais un diamant brut, mentionne Émilie Dubé. Quelque chose qui n’est ni beau ni parfait, mais qui a du potentiel. »
De l’idéation à la commercialisation, apprendre à laisser libre cours à sa créativité est un processus de longue haleine. La d.school, école étasunienne réputée de réflexion conceptuelle (design thinking) rattachée à l’Université Stanford, en Californie, considère que pour obtenir deux ou trois innovations qui débouchent sur un succès commercial, on a besoin de 12 prototypes prometteurs. Pour cela, il doit précédemment y avoir eu 226 prototypes à basse résolution. Et à la base, pour obtenir ce nombre, on a besoin d’avoir imaginé environ 4000 idées créatives. « Pour ce faire, il faut travailler en divergence, alors que les ingénieurs sont formés pour performer en convergence des idées, explique Émilie Dubé. Le réflexe d’accueil de la créativité des autres mérite donc d’être développé. » C’est pourquoi Émilie Dubé croit en l’importance d’offrir des cours de créativité dès le début de la formation en génie.
Les obstacles à la créativité proviennent beau- coup de l’effet de groupe. Il faut éviter d’en- voyer comme message qu’il n’y a pas vraiment de place pour la différence ou pour l’échec. Message aux gestionnaires : veillez à ne pas exprimer votre opinion trop rapidement pour éviter l’effet HIPPO (highest paid person’s opinion — l’opinion de la personne la mieux rémunérée a plus de poids que celle des autres), car de tels jugements peuvent limiter la diversité des idées. « Ce qui définit les équipes performantes, c’est la sécurité psychologique quand vient le temps de prendre des risques », signale Émilie Dubé.
« Donner libre cours à la créativité, ça prend des allers-retours, des connexions et des réflexions, dit Sophie Morin pour conclure. Ce n’est pas tout le monde qui est prêt à le faire. Et ça prend une culture organisationnelle qui favorise ce processus. »
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