24 février 2023

La personne raisonnable et les désignations « B. Ing. » et « M. Ing. »

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Le Service de la surveillance de la pratique illégale (SSPI) reçoit régulièrement des signalements quant à l’utilisation de mentions telles « B. Ing. » et « M. Ing. » par des personnes non inscrites au tableau de l’Ordre. Pareilles situations sont aussi fréquemment mises au jour par les enquêteurs du SSPI sur le terrain.

Cet article s’inscrit dans la collection « Législation et jurisprudence ».
Par Marie-Julie Gravel, ing. conseillère à la surveillance de la pratique illégale

En collaboration avec Me Patrick Marcoux, avocat

 


Bien souvent, les personnes qui utilisent ces mentions expliquent aux enquêteurs du SSPI qu’elles ne font que reproduire ce qui est inscrit sur leur diplôme universitaire. Bien que cela puisse être vrai, il n’en demeure pas moins que cette pratique peut contrevenir à la Loi sur les ingénieurs et au Code des professions, et ainsi rendre ces personnes passibles d’une amende d’au moins 2 500 $.

Que dit la Loi

Les textes pertinents se trouvent aux para- graphes 2e et 3e de l’article 22 de la Loi sur les ingénieurs et à l’article 32 du Code des professions. Ces dispositions prévoient ceci :

Loi sur les ingénieurs

« Nul ne peut, s’il n’est ingénieur : […]

2º prendre le titre d’ingénieur seul  ou avec qualificatifs ;

3º utiliser quelque titre, désignation ou abréviation susceptible de laisser  croire que l’exercice de la profession d’ingénieur lui est permis ou s’annoncer comme tel ; […] »

(Nous soulignons.)

Code des professions

« Nul ne peut de quelque façon prétendre être […] ingénieur ni utiliser […] un titre ou une abréviation pouvant laisser croire qu’il l’est, ou s’attribuer des initiales pouvant laisser croire qu’il l’est […] s’il n’est titulaire d’un permis valide et approprié et s’il n’est inscrit au tableau de l’ordre […] » (Nous soulignons.)

Pourquoi est-ce une infraction ?

La contravention au paragraphe 2e de l’article 22 de la Loi sur les ingénieurs est simple à comprendre : les désignations B. Ing. et M. Ing. reprennent l’abréviation du titre d’ingénieur, à laquelle est ajouté le qualificatif « B. » ou « M. », selon le cas.

Quant à la contravention au paragraphe 3e de l’article 22 de la Loi ou à l’article 32 du Code des professions, le contexte de l’utilisation des désignations B. Ing. et M. Ing. revêt une grande importance, car le législateur utilise les termes « susceptible de » ou « pouvant laisser croire». La question qui occupera alors le ou la juge est de déterminer à qui « laisser croire ».

La notion de « laisser croire »

Dans l’analyse d’un chef d’infraction porté sous le paragraphe 3e de l’article 22 de la Loi ou de l’article 32 du Code des professions, le tribunal devra se demander « à qui» le comportement reproché peut bien « laisser croire» qu’on a affaire à un ingénieur.

La jurisprudence nous enseigne que ce « qui » est la personne raisonnable prenant connaissance des désignations B. Ing. ou M. Ing., en tenant compte du contexte de leur utilisation. Le test juridique que le juge doit appliquer est le suivant : on doit se mettre « dans la position d’une personne possédant un quotient intellectuel convenable et se demander quelle serait sa réaction face aux annonces ou aux représentations qui lui sont faites, sans qu’elle doive vérifier les lois ou consulter des dictionnaires avant de requérir les services d’un professionnel1 ». (Nous soulignons.)

Ce test a été appliqué dans un dossier d’appel concernant l’Ordre, porté devant la Cour supérieure2. Il était reproché au défendeur d’avoir utilisé des cartes professionnelles portant la mention B. Eng., alors qu’il agissait comme inspecteur préachat d’une résidence. Le juge a conclu3 que même si l’inspection préachat n’est pas réservée aux membres de l’Ordre, elle peut néanmoins être réalisée par un ingénieur ou une ingénieure et donc être raisonnablement considérée comme faisant partie du travail des membres de l’Ordre. Par conséquent, l’utilisation de l’abréviation B. Eng. dans ce contexte laisserait une personne raisonnable conclure qu’elle fait affaire avec un ingénieur ou une ingénieure.

Le juge enchaîne avec un cas hypothétique : la situation ne serait-elle pas inverse s’il s’agissait d’un fleuriste qui utilisait la mention B. Eng. sur sa carte professionnelle? Il conclut que la situation est différente. En effet, sachant que le commerce des fleurs n’est généralement pas associé à la profession d’ingénieur, la personne raisonnable ne devrait pas conclure que le fleuriste est ingénieur4.

Dans un jugement plus récent concernant des faits similaires5, la Cour supérieure reprend ces propos. Dans cette affaire, il était reproché au défendeur d’avoir utilisé la désignation B. Ing. dans des courriels échangés avec un dessinateur technique pour des projets de conception d’installations septiques. Le défendeur envoyait au dessinateur des directives spécifiques concernant les installations septiques et signait le courriel en ajoutant la mention B. Ing. à la suite de son nom. La juge du procès et le juge de la Cour supérieure ont conclu qu’une personne raisonnable viendrait à comprendre du contexte qu’elle avait affaire à un ingénieur. Le défendeur a porté le jugement en appel. La conclusion de culpabilité a été maintenue.

Grades universitaires : meilleures pratiques

Dans le Guide de pratique professionnelle, l’Ordre rappelle que le finissant ou la finissante d’un programme universitaire en génie ne devient pas automatiquement membre de l’Ordre. Ainsi, il ou elle ne peut utiliser le titre d’ingénieur. L’Ordre souligne également que les grades universitaires (B. Ing., M. Ing., B. Eng., M. Eng.) peuvent être utilisés, dans la mesure où le contexte ne laisse pas croire :

  • que la personne est membre de l’Ordre ;
  • que la personne est autorisée à exercer une activité professionnelle réservée à un ingénieur ou une ingénieure au Québec.

Conclusion

La contravention au paragraphe 2e de l’article 22 de la Loi sur les ingénieurs est généralement manifeste et évidente : une personne utilise le titre d’ingénieur ou son abréviation, sans être membre de l’Ordre. La preuve de ce comportement est aisée pour le poursuivant et ne prête guère à interprétation.

L’utilisation de grades universitaires (B. Ing., par exemple) n’est pas en soi illégale. Cependant, c’est la juxtaposition de cette utilisation à un contexte tel que cela ferait croire à une personne raisonnable qu’elle est en présence d’un ou d’une membre de l’Ordre des ingénieurs du Québec qui vient cristalliser l’infraction. Le contexte de l’utilisation du grade universitaire sera donc mis en preuve et apprécié globalement par le tribunal, par la lorgnette de la « personne raisonnable ».

 

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  1. Lessard Ordre des acupuncteurs du Québec, 2005 QCCA 832, paragraphe 8.
  2. Ordre des ingénieurs du Québec Bensoussan, 2017 QCCS 2921.
  3. Idem, paragraphe
  4. Idem, paragraphe
  5. Denis Paré Ordre des ingénieurs du Québec, 2022 QCCS 361, paragraphes 11-12. Requête en prolongation du délai d’appel rejetée, 2022-04-06, CAM 500-10-007779-224, J. Beaupré.

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