Innovation antigivre : le Québec ne met rien sur la glace en aviation
Cet article s’inscrit dans la collection « VOIR GRAND ».
Par Antoine Palangié, journaliste.
Il ne faut pas confondre « dégivrant », qui fait fondre le givre, et « antigivrant », qui empêche sa formation ou son accumulation. En aéronautique comme dans la définition des termes, tout est affaire de rigueur. « S’il y a de la glace sur l’instrumentation de vol, comme un tube de Pitot, ça peut mener à l’écrasement, on le sait », prévient Nicolas Dodane, directeur des programmes au Consortium de recherche et d’innovation en aérospatiale au Québec (CRIAQ). Sans aller jusqu’à provoquer la perte de l’aéronef, le givre a des effets bien connus : alourdissement, modifications de l’aérodynamique, augmentation de la consommation en carburant et répercussions économico-environnementales1.
Nouveau paradigme
Le sujet ne date pas d’hier : il y a plus de 10 ans, le CRIAQ a soutenu le développement d’un système de dégivrage électrique des pales d’hélicoptère. Depuis les dernières années, les projets se multiplient et changent de nature. « Ce n’est pas seulement le nombre qui a augmenté, mais aussi la nature des recherches qui a évolué : on est passé d’une approche empirique à une démarche visant à comprendre et à reproduire le phénomène de givrage », explique Nicolas Dodane.
Les plus récents projets dans le giron du CRIAQ le montrent : un simulateur qui place un rotor d’hélicoptère ou une sou ante de réacteur à température et humidité contrôlées pour des essais au sol en conditions de vol hivernal et à l’année longue, une étude visant l’optimisation des activités d’entretien des pistes en hiver, ou encore la modélisation du givrage des pistes en vue du développement d’un outil de simulation devant permettre de mieux corréler normes et procédures aux conditions réelles. Dans le cadre de ce dernier projet, en phase de montage, les données seront colligées par un dispositif mobile équipé de capteurs optiques, thermiques et chimiques, puis traitées par l’intelligence artificielle, rien de moins.
« De l’instrumentation de vol sur laquelle il y a de la glace, comme un tube de Pitot, ça peut mener au crash, on le sait. »
Nicolas Dodane, directeur des programmes, Consortium de recherche et d’innovation en aérospatiale au Québec (CRIAQ).
Les 12 travaux de dégivrage-antigivrage à l’aéroport international Montréal-Trudeau
Permettre 500 atterrissages ou décollages chaque jour, c’est un énorme défi, surtout en hiver, quand la sécurité demande que tout ce qui vole ou ce sur quoi on roule soit exempt de givre, de glace ou de neige.
- 10 880 aéronefs dégivrés par saison (du 15 novembre au 15 avril)
- 92,5 ha à traiter (25 voies de circulation, 2 pistes, 80 stationnements d’avion)
- 176 000 litres d’acétate de potassium et 572 tonnes de formiate de sodium par hiver moyen (220 cm de neige, de 4 à 5 verglas)
- 330 000 m3 de neige enlevée (environ 10 000 camions)
- Un circuit de traitement = distance Montréal-Québec, jusqu’à trois circuits par quart de 12 h
- Effectifs : 90 permanents, 30 saisonniers opérant 70 souffleuses, épandeurs, chargeurs et balais de piste en alerte
24 h par jour, 7 jours par semaine - Les pistes sont si longues (11 000 et 9800 pi) que les conditions climatiques et les traitements associés peuvent varier aux extrémités.
L’aviation aussi passe au vert
Plusieurs facteurs poussent cette nouvelle offensive antigivre. D’abord, le dérèglement climatique : « On observe une accélération des cycles de gel-dégel, une augmentation de la fréquence des conditions climatiques critiques très rares comme les verglas », confirme Jean-Denis Brassard, ing., Ph. D. en génie des matériaux, professeur-chercheur en ingénierie nordique au Département des sciences appliquées de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et coprésident du comité normatif SAE-G12, sur les produits dégivrants pour pistes. Ensuite, le transport aérien, notamment vers les communautés nordiques canadiennes, est en plein essor. Enfin, au-delà de leurs effets sur les aéronefs, les activités de dégivrage–antigivrage représentent un défi environnemental. « De nice to have, les considérations environnementales sont devenues un must have dans le montage des projets », insiste Nicolas Dodane.
En plein boom du transport aérien, il faut améliorer l’efficacité des produits pour réduire les temps de traitement, les fréquences d’application et les coûts afférents — un sel de déglaçage aéronautique coûte 20 fois plus cher qu’un sel de voirie. Toutefois, le matériau ou le procédé le plus vert, c’est celui qu’on utilise le moins, particulièrement en dégivrage-antigivrage, domaine dans lequel les options de matériaux de traitement restent très limitées (voir encadré). « Nous travaillons sur des combinaisons solide-liquide pour prolonger l’effet antigivre, ainsi que sur des essais normalisés de pénétration, de fonte et de friction pour aboutir à une matrice de décision des usages », illustre Jean-Denis Brassard.
Le Québec vole plus haut
Recherche fondamentale ou application concrète : en matière de dégivrage et d’antigivrage, le Québec montre la voie. Jean-Denis Brassard souligne la richesse de l’écosystème, porté par des acteurs aussi variés qu’Aeromag, qui recycle le glycol à l’aéroport de Montréal, Electro Carbon, qui produit du formiate de potassium écoresponsable, CHEMR pour les matériaux de dégivrage et d’antigivrage, et le Laboratoire international des matériaux antigivre de l’UQAC (voir encadré). Tous, chacun dans son domaine, contribuent à la réputation mondiale de la Belle Province.
« Nous travaillons sur des combinaisons solide-liquide pour prolonger l’effet antigivre, ainsi que sur des essais normalisés de pénétration, de fonte et de friction pour aboutir à une matrice de décision des usages. »
Jean-Denis Brassard, ing., Ph. D. en génie des matériaux, professeur-chercheur en ingénierie nordique au Département des sciences appliquées de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et coprésident du comité normatif SAE-G12
En outre, cet écosystème est propulsé par un très gros porteur : « L’industrie aéronautique et aérospatiale québécoise, c’est un secteur de 23 milliards de dollars, dont 80 % des produits sont destinés à l’exportation. Plus de 60 % de l’emploi et 75 % de la R et D canadienne dans ce domaine, ce qui place Montréal au 3e rang mondial après Seattle et Toulouse », conclut Nicolas Dodane.
Dégivrage et antigivrage plus verts : mêmes produits, utilisation optimisée
Les molécules antigivre utilisées en aéronautique sont rares. Les produits routiers (chlorures de sodium et de calcium) sont pour leur part beaucoup trop corrosifs pour un usage sur piste ou sur aéronef. Restent l’éthylène glycol, le propylène glycol, les acétates et les formiates (qui se déclinent en sels de sodium ou de potassium), dont les usages sont bien distincts. Les glycols sont pulvérisés sur les aéronefs.
Puisque les interactions entre acétates — formiates et métaux — composites demeurent mal connues, ces agents sont épandus sur les pistes en remplacement des glycols, toxiques pour l’humain et l’environnement. Aussi utilisés comme fertilisants, les acétates et formiates polluent l’eau et les sols s’ils sont employés en grande quantité. En outre, leur production, délocalisée au Moyen-Orient et en Asie-Pacifique, est énergivore et repose sur les hydrocarbures, ce qui entraîne un bilan carbone défavorable.
Dégivrer vert, c’est donc faire mieux avec moins, et le Québec mène sur tous les fronts :
Recyclage du glycol : si plusieurs aéroports le pratiquent, celui de Montréal affiche la plus grande pureté (99,7 %) et a été le premier au monde à le réutiliser sur site3.
Optimisation des opérations de dégivrage des pistes : la première étude sur le sujet, bouclée il y a un an, est une collaboration du CRIAQ, du LIMA et d’ADM.
Production écoresponsable de dégivrants-antigivrants : la société Electro Carbon est la seule à synthétiser le formiate de potassium à partir de CO2, de potasse et d’électricité verte (et elle le fait ici en captant ses GES, ce qui se traduit par des économies en transport et en carbone)4.
Optimisation des usages, compréhension du phénomène de givrage : l’UQAC et le LIMA sont les chefs de fi le mondiaux de la recherche et de la normalisation sur le sujet.
Le LIMA, un laboratoire unique au monde

1. Finissante à la maîtrise en ingénierie mesurant la friction simple et l’adhérence de la glace avec l’appareil multifonctions.
2. Simulation d’une tempête de neige artificielle en chambre climatique.
3. Jean-Denis Brassard, ing., et une chercheuse mesurant la performance antigivre de produits solides sur un simulateur de trafic aéroportuaire.
Le Laboratoire international des matériaux antigivre (LIMA) est une unité de recherche de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Créé au début des années 1990, c’est le seul laboratoire indépendant accrédité pour qualifier au sol les fluides de dégivrage et d’antigivrage des avions, tant pour la protection des surfaces que pour leurs performances aérodynamiques. Doté de deux souffleries réfrigérées et de cinq chambres climatiques, il peut reproduire un large éventail de conditions hivernales jusqu’à – 45 °C, afin d’évaluer l’efficacité des produits en conditions hivernales au sol, au décollage et en vol.
Son équipe de 15 personnes (dont 5 membres de l’Ordre) travaille sur les produits destinés aux aéronefs et aux pistes d’aéroport sous l’angle de leurs performances et de l’optimisation de leur utilisation. Plus récemment, des essais sur l’oxydation des freins en carbone causée par les produits de dégivrage pour pistes se sont ajoutés au portefeuille de services du LIMA. Le large panel de partenaires et de financements universitaires, gouvernementaux et industriels du Canada, d’Europe, d’Asie et des États-Unis reflète la stature mondiale du laboratoire2.
Références :
- https://tc.canada.ca/fr/aviation/publications/securite-aerienne-nouvelles/numero-3-2024/givrage-vol
- lima.uqac.ca
- https://unpointcinq.ca/innovation-degivrage-avion-glycol-recyclable
- https://www.electrocarbon.ca/technology


