Témoin expert : compétence et objectivité

Cet article s’inscrit dans la collection « PRATIQUE EXEMPLAIRE ».
Par Me Martine Gervais, avocate, cheffe d’équipe de la gestion des demandes d’enquête et conseillère juridique, et Philippe-André Ménard, ing., syndic adjoint.
Un récent jugement de la Cour supérieure s’appliquant à de nombreux ingénieurs (à titre de défendeurs ou d’experts) est venu rappeler les attentes des tribunaux à l’égard des témoins experts : « Objectivité, impartialité et rigueur, cette mission primant sur les intérêts des parties1. »
La compétence d’abord
La personne appelée à jouer un rôle d’expert doit d’abord s’assurer qu’elle a ou aura les « connaissances suffisantes2 » pour plus tard exprimer son avis. Ces connaissances proviennent de deux sources, aussi importantes l’une que l’autre : la première, intrinsèque, est la propre compétence de la personne sollicitée, et la deuxième, extrinsèque, est constituée des informations factuelles auxquelles cette personne aura accès ainsi que des moyens dont elle disposera.
Cette deuxième source, extrinsèque, n’est pas négligeable, car des informations erronées ou tronquées fournies par le client, ou encore des moyens trop limités pour accomplir le mandat, pourraient diminuer la valeur probante de l’expertise et miner la crédibilité de la ou du témoin expert devant le tribunal.
Il est primordial de bien définir dès le début avec le client l’étendue du mandat d’expertise et les moyens qui seront pris pour le remplir. Pour ce qui est de la portée du mandat, on peut établir par exemple si celui-ci consiste à réviser une conception3, ou s’il inclut une visite des lieux, une prise de mesure, des tests de laboratoire, des essais destructifs, etc. Et rappelons que des honoraires trop faibles ne justifient jamais un travail tronqué ou bâclé4.
L’objectivité en tout temps
Objectivité, impartialité, indépendance professionnelle, tous ces termes que l’on trouve dans des lois et règlements5 visent à assurer la neutralité des témoins experts, peu importe qui paie leurs honoraires.
En effet, le rôle des témoins experts n’est pas de défendre un client ou une cause : les témoins experts sont d’abord et avant tout au service de la vérité et de la justice, pour aider toutes les personnes appelées à trancher un débat (juge, arbitre, etc.) à prendre une décision éclairée.
D’ailleurs, dans certaines situations, une seule personne est retenue à titre de témoin expert pour les deux parties au débat. Le « client » de la ou du témoin expert est alors le décideur (juge, arbitre, etc.), bien que les honoraires de la ou du témoin expert soient payés par les deux parties6.
Des faits et des opinions
Dans un premier temps, la ou le témoin expert doit recueillir les faits, et cette collecte doit être basée sur des éléments solides et documentés : les plans produits contiennent-ils telles informations ou tels renseignements ? Quels étaient les lois, règlements, codes et normes en vigueur au moment des évènements ? Les calculs requis sont-ils présents dans le dossier?, etc.
Par la suite, ou de façon concomitante, la ou le témoin expert doit donner son opinion sur ces faits. C’est ici que son expertise doit s’exprimer et trouver toute sa justification. Par exemple, elle ou il pourrait souligner les omissions constatées sur les plans produits, relever les non-conformités par rapport aux prescriptions de telles ou telles normes, signaler l’absence de calculs justifiant la solution retenue, etc.
Rappelons-le encore une fois : ces opinions doivent se rapporter aux faits et pas aux per-sonnes. La ou le témoin expert doit éviter de se prononcer sur le comportement ou la responsabilité des intervenantes, des inter-venants ou des autres expertes et experts : la ou le témoin expert doit se focaliser sur la qualité ou la conformité du travail produit par ces intervenantes et intervenants.
Le rapport et le témoignage
Le travail d’une ou d’un témoin expert se déroule en plusieurs étapes, qui peuvent parfois s’étendre sur plusieurs années. En premier lieu, ce travail consiste à recueillir des faits, comme nous l’avons mentionné précédemment. Puis, élément central du mandat, vient la rédaction du rapport.
Lorsque la ou le témoin expert rédige son rapport, elle ou il doit se rappeler que l’ingénierie, ce sont des chiffres, mais aussi des mots7, et que les destinataires de son rapport ne sont généralement pas des personnes ayant des formations techniques. La ou le témoin expert doit donc faire un effort de vulgarisation en utilisant un langage précis, simple et accessible. Ses conclusions doivent être exposées de manière claire et concise, et être soutenues par une démarche scientifique rigoureuse.
Puis, finalement, la ou le témoin expert pourrait être appelé à témoigner devant l’instance chargée de trancher le débat (tribunal, conseil d’arbitrage, conseil de discipline, etc.). Évidemment, cette étape doit être prévue dans le mandat initial, notamment en ce qui concerne les honoraires.
Il peut arriver que ce témoignage soit requis plusieurs mois, voire plusieurs années après la rédaction du rapport. Qu’arrive-t-il alors si, à ce moment, la ou le témoin expert n’est plus inscrit au tableau de l’Ordre comme ingénieure ou ingénieur de plein titre ?
D’abord, lors de son témoignage, il est impératif que la ou le témoin expert expose son statut professionnel en toute transparence. Puis, il lui faut s’en tenir aux constats et aux opinions émis lors de la rédaction de son rapport. Elle ou il doit absolument éviter de répondre à des questions du genre « Et aujourd’hui, quelle serait la bonne façon de faire selon les normes actuelles ? »
En conclusion
Agir à titre de témoin expert est un acte important demandant la plus grande intégrité et une probité exemplaire. Un rapport d’expert rigoureux et intellectuellement honnête pourra contribuer à la résolution rapide et équitable d’un conflit. Inversement, un rapport tendancieux, opaque ou partial affectera injustement les droits des parties, induira en erreur le décideur et engendrera inévitablement la perte de confiance envers la profession et envers la personne ayant agi comme témoin expert elle-même.
- Paradis c. Dupras Ledoux inc., 2024 QCCS 32664, septembre 2024, paragraphe 4
- Code de déontologie des ingénieurs, article 2.04 : « L’ingénieur ne doit exprimer son avis sur des questions ayant trait à l’ingénierie, que si cet avis est basé sur des connaissances suffisantes et sur d’honnêtes convictions. »
- Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, ing., « Aviser, avertir, consulter un confrère ou une consœur ? Quand et pourquoi ? », PLAN, volume 61, no 3, automne 2024, p. 42-43.
- Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, ing., « Question d’argent : les honorables honoraires », PLAN, volume 59, no 5, septembre-octobre 2023,
- Code de procédure civile, article 22 : « […] L’expert doit accomplir sa mission avec objectivité, impartialité et rigueur. » ; Code de déontologie des ingénieurs, article 3.05.03 : «L’ingénieur doit sauvegarder en tout temps son indépendance professionnelle et éviter toute situation où il serait en conflit d’intérêts. »
- Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, ing., « Le client, cet inconnu », PLAN, volume 58, no 6, novembre-décembre 2021, p. 16-18.
- Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, ing., « L’ingénierie : des chiffres… et des mots », PLAN, volume 59, no 6, novembre-décembre 2022, p. 16-1