Low-tech et ingénierie durable

Cet article s’inscrit dans la collection « RÉFLEXION ».
Par Philippe Terrier, ing.
Philippe Terrier, ing., est professeur enseignant à l’École de technologie supérieure et responsable du Laboratoire d’ingénierie pour le développement durable. Ses activités d’enseignement et de recherche portent sur la conception biomimétique, la low-tech et les outils d’ingénierie durable. Il a participé à plusieurs missions de soutien technique aux activités scientifiques en Antarctique.
Une des grandes questions à laquelle la low-tech essaye de répondre pourrait être la suivante1 : « Qu’est-ce qui nous suffit pour nous épanouir collectivement dans un monde écologiquement contraint ? »
POURQUOI SE POSER CETTE QUESTION ?
Parce qu’un nouveau constat s’impose. Notre dépendance aux ressources fossiles, aux minerais critiques et à la haute technologie nous conduit dans une impasse tant en ce qui concerne les ressources2 nécessaires pour continuer sur la même trajectoire qu’en raison des dommages irréversibles causés aux écosystèmes fondamentaux pour notre survie3.
QUE FAIRE ALORS ?
Demander aux ingénieures et aux ingénieurs de développer des solutions technologiques aux problèmes ? En effet, le développement technologique porté par elles et eux a souvent été synonyme de progrès, de mieux-être, de sécurité, d’amélioration globale de la qualité de vie, et c’est ce constat que l’on peut globalement dresser entre le début de l’ère industrielle et l’aube des années 2000.
La croyance voulant que la high- tech réglerait presque tous nos problèmes s’est ancrée solidement dans les esprits, mais des brèches apparaissent. La matérialisation des aléas climatiques apporte son lot de catastrophes qui frappent toujours plus durement les plus vulnérables. L’habitabilité de la Terre pour notre espèce apparaît de plus en plus menacée. Les dernières décennies ont donc conduit à l’émergence d’une prise de conscience que « le Monde » est trop étroit pour accueillir un développement sans limites, et où nous dépassons déjà plusieurs frontières planétaires4 qui, inévitablement, freineront nos envies de consommer toujours plus.
Pour faire face aux impératifs environnementaux qui imposent une diminution de l’empreinte carbone, écologique ou de matières premières, plusieurs avenues sont proposées, dont la croissance verte qui devait fournir un découplage entre croissance économique et impacts environnementaux. Cette démarche mobilise la contribution des ingénieures et des ingénieurs pour concevoir les technologies salvatrices sans que nous ayons à bousculer notre mode de vie non soutenable. Le technosolutionnisme est devenu un réflexe de base, une croyance voulant que l’avènement de la haute technologie apporterait des solutions universelles. C’est confortable, et globalement, cela ne prend pas de courage politique. Mais c’est faire fi des effets rebond qui, très souvent, résultent des améliorations technologiques, comme l’avait pourtant mis en lumière dès 1865 Williams Stanley Jevons5. C’est aussi refuser de voir que les technologies nécessaires à la production d’énergie renouvelable dans un contexte de transition vont se heurter au mur de la disponibilité des métaux critiques6 requis pour la fabrication de ce nouveau parc intensif de machines. Les scénarios analysés par l’Agence internationale de l’énergie7 montrent que l’objectif de carboneutralité pour 2050 requiert bien plus de métaux critiques de transition (MCT) — graphite, nickel, lithium, cobalt, cuivre — que ce que la production minière pourra fournir. Et c’est sans compter que l’extraction et la purification de ces MCT est hautement intensive sur le plan des émissions de gaz à effet de serre (GES).
Ces trajectoires de croissance verte et de transition énergétique parsemées de nombreux obstacles illustrent comment il est nécessaire de trouver d’autres approches pour que l’ingénierie ne soit plus le lubrifiant de l’Anthropocène, mais qu’elle soit mise au service du maintien de l’habitabilité de la planète.
CONNAISSEZ-VOUS LA DÉMARCHE LOW-TECH ?
Encore un anglicisme ! Mais pourquoi ne pas dire basses technologies ?
Parce que cela ne ferait pas exactement référence au même concept. Examinons tout cela et découvrons ce qu’est vraiment la low-tech. Le terme low-tech8, utilisé faute d’une meilleure traduction pour sustainable technology ou encore intermediate technology9, désigne bien plus qu’une technologie simple et soutenable.
C’est une démarche systémique visant à réduire notre dépendance aux technologies complexes et énergivores, souvent high-tech.
Mais attention, la low-tech n’est pas technophobe, elle est technocritique, surtout envers le technosolutionniste et ses technologies zombies10 qui existeront plus longtemps sous forme de déchets que sous forme de produits utiles ! Regardez autour de vous et pensez-y ! Combien d’objets de votre quotidien vont faillir rapidement sans que vous puissiez vraiment leur donner une nouvelle vie, les recycler, les réparer ?
La low-tech préconise des solutions technologiques simples, une démarche réfléchie de leur usage, un discernement pour sélectionner les technologies réellement nécessaires selon les circonstances et applications. La low-tech est bien plus qu’un catalogue de technologies, c’est une philosophie, un mode de vie, et des savoir-faire que le Low-tech Lab11 résume en trois qualificatifs : utile, accessible, durable. Pour englober la vaste étendue et les multiples déclinaisons du concept, on parle souvent de démarche low-tech.
Enfin, la low-tech, en tant qu’utopie rationnelle, propose un récit mobilisateur en critiquant la société de surconsommation et le techno- solutionnisme, tout en décrivant un idéal de technologies utiles, mobilisées sobrement et à bon escient. La low-tech offre des outils pour guider l’action collective, et est portée par toute une communauté d’acteurs dans une démarche inclusive. Elle n’est pas réservée seulement aux ingénieures et aux ingénieurs, bien qu’elles et ils jouent un rôle majeur dans la diffusion de connaissances liées aux technologies.
QUELS SONT LES PRINCIPES ET CRITÈRES DE LA LOW-TECH ?
Quelles valeurs renvoient nos technologies ? Quel progrès technique ? À quel prix ? Pour qui et aux dépens de qui ? L’approche low-tech nous invite à nous interroger sur les externalités négatives de nos technologies, mais aussi sur l’équité dans l’accès et l’appropriation des technologies par les sociétés. Dans un monde idéal, une solution low-tech répondrait à l’ensemble des critères de performance présentés ci-dessous… mais il faut bien démarrer quelque part et accepter qu’initialement, tous les critères ne seront pas rencontrés. Ainsi la low-tech prescrit les actions suivantes :
S’interroger sur nos besoins, sélectionner ceux qui sont essentiels, sortir du consumérisme superflu et considérer les limites planétaires. La low-tech s’inscrit dans un courant de « déconsommation » semblable à la décroissance, mais sans focalisation sur la réduction des indicateurs de croissance comme le PIB.
Analyser et mettre en question nos dépendances aux ressources rares, aux systèmes socioéconomiques, aux réseaux de distribution, aux entreprises qui détiennent un pouvoir par le contrôle qu’elles exercent sur nos high-tech insondables12.
Concilier bien-être et frugalité. Prioriser les solutions simples, sobres, efficientes sur le plan énergétique, moins gourmandes en ressources, utilisant le plus possible des matériaux de base abondants, faciles à extraire et à recycler. Se reconnecter avec le vivant et ses principes de circularité comme le propose également le biomimétisme13.
Concevoir et produire de manière soutenable et maximiser les impacts sociaux positifs. Favoriser l’adaptabilité avec d’autres systèmes. Privilégier les circuits courts.
Considérer les lieux et conditions de production. La low-tech rejoint l’innovation frugale, la permaculture ou encore l’économie circulaire et le biomimétisme, qui visent la réduction de la consommation de ressources et d’énergie et l’atténuation des impacts négatifs.
Rendre les technologies « accessibles » afin de pouvoir les comprendre et les réparer. Proscrire l’obsolescence pour allonger la durée de vie utile. Favoriser le partage de connaissances, la coopération et la solidarité afin d’améliorer la résilience, l’autonomie et l’empouvoirement des utilisateurs.
Redevenir modestes et sortir des visions de domination technologique occidentale. Ne pas rejeter la rétro- innovation. Redécouvrir et perfectionner des techniques et savoir-faire oubliés et les intégrer dans des solutions modernes. Ces savoirs, parfois encore utilisés par des populations autochtones, répondent efficacement à des besoins essentiels.
QUE FAUT-IL RETENIR ?
La démarche low-tech revisite notre rapport aux technologies ainsi qu’aux principes d’ingénierie qui permettent de les élaborer en visant plus de sobriété et une durabilité forte. C’est bien plus qu’une simple approche technique. C’est une «idéalogie», comme l’écrit Jacques Tiberi dans son ouvrage consacré à la low-tech14.
La low-tech aspire à un modèle de société durable et respectueux des limites planétaires. Elle invite chacun à repenser ses besoins, et à adopter des solutions technologiques plus simples et accessibles, tout en conservant les high-techs là où elles sont réellement incontournables et essentielles.
La low-tech ne chemine pas à contre-courant des autres concepts reconnus en ingénierie durable. Les grands enjeux environnementaux et sociaux imposent des transformations profondes de notre façon de produire et de consommer les ressources toujours plus rares. Les ingénieures et ingénieurs devront inévitablement revoir leurs approches de conception et accorder une part de plus en plus importante à la démarche low-tech afin d’éviter que chaque innovation technologique et son effet rebond nous rapproche d’un point de rupture.
Plus largement et au-delà de la low-tech, c’est l’ensemble des outils d’ingénierie durable, comme l’économie circulaire ou encore la conception biomimétique, qui devrait être mieux connu et appliqué, tant dans la communauté des ingénieures et des ingénieures que dans les universités offrant des programmes de génie à l’ère de l’Anthropocène.
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- Quentin Mateus et Gauthier Roussilhe, Perspectives Low-tech : Comment vivre, faire et s’organiser autrement ?, Éditions Divergences, 2023.
- UNEP, Global Resources Outlook 2024,
- H., Ruckelshaus, et autres, « The IPBES global assessment: Pathways to action », Trends in Ecology & Evolution, vol. 35, no 5, 2020, p. 407-414.
- Richardson, et autres, « Earth beyond six of nine planetary boundaries », Science Advances, vol. 9, no 37, 2023.
- William Stanley Jevons, Sur la question du charbon, 1865.
- Celia Izoard, La ruée minière au XXIe siècle : Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Paris, Éditions du Seuil, 2024, p. 344.
- Voir le lien https://www.iea.org/reports/global-critical-minerals-outlook-2024.
- Philippe Bihouix, L’âge des low tech : Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014.
- F Schumacher, Small is beautiful, 1973.
- Emmanuel Bonnet et autres, Héritage et fermeture : Une idéologie du démantèlement, Éditions Divergences, 2021, p. 168.
- Low-tech Lab – Accueil.
- Dans le sens où il est, pour une majorité d’utilisateurs, complexe voire impossible de maitriser ou simplement de comprendre le fonctionnement de certaines technologies dont ils dépendent au quotidien.
- La conception biomimétique encadrée par la norme ISO18458 est reconnue comme une approche d’éco-innovation en ingénierie.
- Jacques Tiberi, Qu’est-ce que la low-tech? Éditions Dandelion, 2023.
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