Eau potable sous pression : Tour d’horizon des solutions durables

Cet article s’inscrit dans la collection « ACCOMPLIR ».
Par Mélissa Guillemette, journaliste.
L’eau est une ressource vitale. Quels sont les défis et les nouveautés dans la gestion de l’eau potable au Québec ?
L’ingénieure Pascale Fortin a passé 30 ans dans le milieu municipal, dont 20 à la Ville de Longueuil. Si vous lui demandez de relever un bon coup, elle vous parlera probablement de la « catastrophe évitée ».
C’était en 2016. La Ville de Longueuil avait accepté d’investir dans un programme d’inspection de conduites maîtresses. « On a notamment inspecté une conduite de grand diamètre près d’une pile de pont, un lieu pas très accessible, raconte cette ancienne directrice de la gestion des eaux devenue consultante. On se disait que s’il y avait un bris là, on serait vraiment mal pris. »
Quel flair : une conduite avait commencé à démontrer une faiblesse ! « On l’a repérée et réparée de façon préventive. Ça a été un investissement payant ! »
Voilà qui illustre bien le rôle que peuvent jouer les ingénieures et ingénieurs : protéger à la fois la santé et la sécurité publiques, et la ressource. La province a beau posséder 3 % des réserves mondiales d’eau douce, à l’ère des changements climatiques et des infrastructures vieillissantes, l’approvisionnement en eau potable ne peut être tenu pour acquis. Pascale Fortin parle même d’une « tempête parfaite » quand on considère de surcroît la pression occasionnée par la densification des villes et la pénurie de main-d’œuvre du côté des usines de filtration. Comment faire partie de la solution ?
Des sondes et des données
Sur les 44 500 km de conduites d’eau potable qu’on trouve sur le territoire québécois, 10 % obtiennent la cote D ou E (c’est-à-dire qu’elles sont à risque élevé et très élevé de défaillance) selon le dernier Portrait des infrastructures en eau des municipalités du Québec[1] du Centre d’expertise et de recherche en infrastructures urbaines (CERIU). À cela s’ajoutent les 39 % de conduites qui ont la cote C. « Celles-là ont été construites dans le pic démographique des années 1960 et 1970, et leur état n’est pas si mal pour l’instant, indique Pascale Fortin. Mais dans 20 ans, si on ne fait rien, des bris de service à répétition attendent les générations futures. »
En moyenne, les municipalités devraient remplacer ou réhabiliter annuellement 1,3 % des conduites de leur réseau d’eau potable. Les budgets étant limités, le choix des travaux à prioriser est critique.
Pour relever le défi, les municipalités sont désormais encouragées à faire un plan de gestion des actifs en eau[2]. Cet outil sert à brosser un portrait de la situation, notamment de l’état des conduites, et permet d’établir une vision à moyen et long terme des besoins financiers et du niveau de service. « C’est curieux à dire, mais c’est une grande innovation, dit Pascale Fortin. Dans notre système démocratique, avoir une vision sur 100 ans, ce n’est pas naturel. »
« La détection électromagnétique consiste à créer une ouverture dans la conduite, puis on y lance la sonde. Celle-ci chemine à travers la conduite, qui est maintenue en service, et envoie un signal électromagnétique pour faire un genre de radiographie. »
Pascale Fortin, ing., consultante et ancienne directrice de la gestion des eaux
Des innovations au service de l’eau
Sur le terrain, un éventail de techniques existe pour ausculter les conduites ; le CERIU devrait d’ailleurs en diffuser un inventaire à l’automne 2025 pour aider les municipalités à s’y retrouver. La détection acoustique est un premier outil. Sortez le géophone ou ouvrez grand les oreilles ! Malheureusement, les fuites dans les conduites en PVC sont difficiles à repérer avec cette technique. Difficile également de l’utiliser pour diagnostiquer les conduites principales, les très grands débits qu’elles véhiculent nuisant à la captation du signal.
Certaines grandes villes font quant à elles de l’écoute en continu. C’est d’ailleurs le cas de Montréal, qui est en voie de terminer l’instrumentation de 115 km de conduites locales situées au centre-ville. Les capteurs sont dans ce cas installés de façon permanente pour repérer toute modification indicatrice d’une faiblesse.
L’inspection électromagnétique est une technique plus onéreuse, mais plus adaptée aux conduites maîtresses. « On crée un point d’insertion dans la conduite et on y lance la sonde, explique Pascale Fortin. Elle chemine à travers la conduite, qui est maintenue en service, et envoie un signal électromagnétique pour faire un genre de radiographie. On voit où la paroi du cylindre a perdu de l’épaisseur et s’il y a des câbles de précontrainte cassés. » La sonde est récupérée à un point de sortie.
L’intelligence artificielle (IA) peut également nourrir les décisions. C’est ce que découvrent sept municipalités de la MRC de Thérèse-De Blainville qui ont participé à un projet-pilote soutenu par le Fonds régions et ruralité[3].
C’est CANN Forecast qui fournit le service. Son modèle intègre les données des municipalités et y ajoute une foule d’autres variables. « Ce n’est pas parce qu’une conduite est plus vieille qu’elle va briser en premier, assure le cofondateur de l’entreprise Nicolas St-Gelais. Il y a plein d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte : par exemple, le type de sol [plus ou moins corrosif], le fait que ce soit une rue passante [plus ou moins de vibrations], le diamètre… »
Les sept municipalités participant au projet ont reçu en février dernier un rapport qui indique non seulement la probabilité de bris pour chaque conduite, mais aussi les conséquences estimées. Pensons à la présence d’un hôpital sur un tronçon. « Ce n’est pas quelque chose qui est pris en compte en ce moment, signale Nicolas St-Gelais. On travaille là-dessus avec les ingénieurs pour déterminer comment amener l’information au conseil municipal. »
Mais comment savoir si les prédictions du modèle sont bonnes ? CANN Forecast peut démontrer qu’il aurait pu prévoir des bris déjà survenus !
L’ère des micropolluants
Qu’en est-il du traitement des eaux ? Les usines de filtration du Québec ont été mises à jour dans la foulée de la tragédie de Walkerton en 2000. L’eau potable de cette municipalité ontarienne avait été contaminée par des bactéries, entraînant sept décès et rendant plus de 2300 personnes malades. Le Québec a resserré les règles en 2001, et les travaux d’amélioration en découlant se terminent aujourd’hui.
La désinfection à l’aide du rayonnement ultraviolet a été adoptée par plusieurs municipalités. « C’est une technologie qui existe depuis 100 ans, mais qui n’avait jamais été utilisée à aussi grande échelle, explique Benoit Barbeau, ing., professeur à Polytechnique Montréal. On a rehaussé le niveau de désinfection d’un facteur 1000. On est beaucoup mieux protégés contre les infections dues à des virus, des parasites ou des bactéries. » La refonte de 2001 visait également un meilleur contrôle de la couleur de l’eau, pour prévenir la création de substances cancérigènes lors de la chloration.
L’attention de plusieurs se tourne maintenant vers les micropolluants, comme les pesticides, les PFAS (acronyme anglais qui désigne les substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées) et les microplastiques. Faut-il s’y attaquer ? « On a tellement d’investissements à faire dans le traitement des eaux usées [voir l’encadré « Le prochain chantier »] qu’il sera difficile d’agir en eau potable, avoue le professeur Barbeau, cotitulaire de la Chaire industrielle en eau potable de Polytechnique Montréal. Et les systèmes de traitement pour éliminer ces contaminants-là sont polluants. » Il cite en exemple l’utilisation de charbon, qui peut absorber certains contaminants… à condition qu’on l’extraie du sol à grands coups d’émissions de GES et qu’on le brûle pour l’activer.
Reste que la gestion de l’eau n’est pas un long fleuve tranquille pour bien des municipalités québécoises. Clément Cartier, ing., est directeur des ventes chez Brault Maxtech, une entreprise qui représente une quarantaine de fournisseurs d’équipement ; il remarque que le mythe de la ressource abondante en prend pour son rhume depuis quelques années. « Certaines municipalités ont des sources d’eau stables, tout est beau avec un traitement minimal, puis, à un moment donné, on observe une contamination fécale, dit-il. Il faut alors faire un traitement supplémentaire. Ou encore les puits se tarissent et elles doivent se tourner vers une rivière dont l’eau est de très moyenne qualité. Il faut alors un traitement avancé. » Avec les changements climatiques, les épisodes de sécheresse ou de cyanobactéries dans les sources de surface ne feront que s’accroître.
« J’utilise des modèles qu’on appelle Long Short-Term Memory. Ils se basent sur la performance récente du procédé, mais aussi sur l’historique de plusieurs années. On peut alors faire des prédictions à court terme et agir tout de suite. »
Benoit Barbeau, ing., professeur à Polytechnique Montréal et cotitulaire de la Chaire industrielle en eau potable
Prédire grâce à l’IA
Benoit Barbeau est enthousiaste en ce qui concerne l’utilisation de l’IA pour le traitement de l’eau potable. « Dans une usine de filtration, il y a facilement une centaine de capteurs qui accumulent des informations en continu. Pour le moment, cette information est sous-utilisée. »
Il travaille sur un modèle qui prédirait les perturbations pour agir avant même que le problème ne soit constaté ! « J’utilise des modèles qu’on appelle Long Short-Term Memory. Ils se basent sur la performance récente du procédé, mais aussi sur l’historique de plusieurs années. On peut alors faire des prédictions à court terme : dans une demi-heure, quelle sera la qualité de l’eau à la sortie d’un décanteur ? Si on voit qu’elle ne sera pas bonne, on peut agir tout de suite. » Le but est double : réduire les coûts d’exploitation et améliorer les pratiques.
Quel est donc le rôle des ingénieures et ingénieurs dans le contexte actuel ? « Bien accompagner les clients : leur faire une bonne description de la problématique globale, plutôt que de juste répondre à leur besoin X, dit Clément Cartier. Si le client veut un nouveau traitement pour son puits et qu’on sait que son puits se vide, il faut être proactif. C’est plus compliqué qu’avant ! »
LE PROCHAIN CHANTIER
Les personnes consultées pour cet article sont unanimes : les eaux usées représentent le chantier des prochaines années. Il faut se rappeler que, jusque dans les années 1980-1990, les eaux usées n’étaient pas traitées au Québec. Les stations d’épuration ont été bâties à cette époque.« D’une part, les stations d’épuration du Québec sont vieillissantes. D’autre part, une nouvelle stratégie pancanadienne en lien avec le contrôle des effluents des stations d’épuration municipales favorise la mise en place de traitements biologiques, typiquement appelés traitements secondaires », indique Benoit Barbeau, ing., professeur à Polytechnique Montréal et cotitulaire de la Chaire industrielle en eau potable. D’ici 2040, les stations de partout au Canada devront mieux contrôler certains paramètres avant de relâcher les eaux usées dans l’environnement : les matières en suspension, la demande biochimique en oxygène carbonée et le chlore résiduel (ce dernier paramètre ne s’applique pas au Québec, car on n’utilise pas de chlore pour traiter les eaux usées). Le Québec n’a pas entériné la stratégie, mais a intégré ces mêmes normes de performance minimales. L’azote est un autre élément qui devra être contrôlé dans le futur. « C’est une étape incontournable à franchir, selon Benoit Barbeau. Cela atténuera la toxicité des rejets d’eaux usées municipales et pavera la voie à la possibilité d’ajouter des traitements tertiaires d’oxydation ou d’adsorption pour éliminer des micropolluants organiques des eaux usées. » Pour cette substance, le Québec compte baser ses exigences sur la sensibilité du milieu récepteur et la technologie mise en place.
Clément Cartier, ingénieur et directeur des ventes chez Brault Maxtech, espère qu’un guide pour concevoir des installations de réutilisation de l’eau usée au Québec sera bientôt produit. Faut-il vraiment de l’eau potable pour la protection incendie, l’irrigation et le refroidissement de centres de données, ou alors pourrait-on envisager une eau de moins bonne qualité ou même la réutilisation de l’eau usée traitée ? « Les choses seraient plus simples si des balises existaient sur la réutilisation de l’eau usée au Québec, mentionne-t-il. En ce moment, pour ce genre de projet, on avance à tâtons. »
L’EAU AU QUÉBEC EN QUELQUES CHIFFRES
- 44 500 km : Longueur totale des conduites d’eau potable au Québec.
- 1000 fois : Amélioration du niveau de désinfection de l’eau potable grâce à l’adoption de la technologie des rayons ultraviolets dans les usines de filtration québécoises.
- 39 % : Proportion des conduites ayant une cote C, principalement construites dans les années 1960-1970.
- 10 % : Proportion des conduites québécoises qui obtiennent une cote D ou E, représentant un risque élevé ou très élevé de défaillance.
- 1,3 % par an : Taux recommandé de remplacement ou de réhabilitation des conduites pour maintenir le réseau en bon état.