Des larves pour contrer le gaspillage alimentaire

Cet article s’inscrit dans la collection « VOIR GRAND ».
Valérie Levée, journaliste.
Entosystem a été fondée en 2016, à Sherbrooke, pour transformer des résidus alimentaires en nourriture pour insectes qui, à leur tour, sont transformés en aliments pour animaux et en fertilisants. Après avoir consacré sept ans à développer son procédé, à titre de projet pilote Entosystem est passée à l’échelle industrielle en 2023 avec le projet Envol, une usine de 100 000 pi2 (9290 m2) construite à Drummondville au coût de 60 millions de dollars. De la culture des insectes à la production d’ingrédients alimentaires en passant par l’automatisation, ce projet d’ingénierie multiple est le lauréat du prix Honoris Genius — Projet d’ingénierie 2024 de l’Ordre.
On a une équipe d’entomologistes à l’interne qui s’occupe de tout ce qui est vie de l’insecte, qui regarde la valeur nutritive de la matière organique et des grains qu’on reçoit et qui cherche la bonne formule pour nourrir les insectes.
Alexis Larivée, ing., directeur de l’ingénierie chez Entosystem
Pour concevoir son usine, Entosystem a fait appel à Sogenix, une firme de génie-conseil spécialisée dans le domaine alimentaire. Partant des connaissances acquises au stade du projet pilote, Sogenix a déterminé les procédés requis, a fait les plans d’aménagement et a établi les spécifications de tous les équipements de l’usine. Celle-ci comporte deux sections, l’une destinée à l’élevage des insectes et l’autre, aux procédés de transformation.
Un élevage bien nourri
Dans la section des insectes, des milliers de bacs contiennent des millions de larves de mouches soldats noires. C’est une larve détritivore, donc tout indiquée pour ingurgiter des résidus alimentaires préconsommation. « On prend ce qui n’a pas été touché par le consommateur, mais on ne prend pas de viande », indique Alexis Larivée, ing., directeur de l’ingénierie chez Entosystem. Plus précisément, les larves sont nourries d’une mixture élaborée avec les résidus alimentaires et des céréales. « On a une équipe d’entomologistes à l’interne qui s’occupe de tout ce qui est vie de l’insecte, qui regarde la valeur nutritive de la matière organique et des grains qu’on reçoit et qui cherche la bonne formule pour nourrir les insectes », ajoute Alexis Larivée.
En se développant, les larves produisent de la chaleur, de l’humidité et des gaz qu’il faut évacuer, d’où la nécessité d’un contrôle pointu des conditions ambiantes. Au bout de six jours, les larves sont prêtes pour la récolte et sont envoyées en transformation. Une petite fraction de larves poursuit cependant son développement jusqu’au stade adulte pour assurer la reproduction des insectes.
Entosystem en chiffres
Entosystem en chiffres
La mouche soldat noire est un remarquable détritivore. Une seule tasse de ces larves peut consommer 3 tonnes de résidus alimentaires en moins de 14 jours.
À pleine capacité, l’usine peut élever 400 millions d’insectes et traiter annuellement 90 000 tonnes de résidus pour les transformer en
5 000 tonnes de larves protéinées et 15 000 tonnes d’engrais.
Une transformation ingénieuse
Dans la section de la transformation, larves et résidus de croissance sont tamisés, puis séchés. Une partie des larves entières est vendue ; une autre est pressée pour en extraire de l’huile et un tourteau qui sera broyé en farine. Pour les concepteurs, le défi était de trouver des équipements adaptés aux larves. « C’est une industrie naissante, et les manufacturiers n’offrent pas beaucoup de solutions. Il faut se rabattre sur des procédés semblables et adapter les équipements », explique Sébastien Rivest, ingénieur chez Sogenix. « Il faut envoyer de la matière au manufacturier pour qu’il fasse des tests, et ça allonge l’étape de conception », commente Alexis Larivée. « La presse utilisée pour les larves est une presse à huile de tournesol ou de soya que le manufacturier a adaptée en travaillant les pièces internes pour rendre l’équipement aussi performant avec les larves qu’avec les autres matières », signale Sébastien Rivest.
À la sortie, les résidus de croissance fournissent un fertilisant, standard pour ce qui est de l’apport en nitrate, phosphate et potassium, mais approuvé par Ecocert pour la culture biologique. La farine — qui contient de 60 % à 65 % de protéines —, l’huile et les larves séchées sont vendues comme ingrédients à des manufacturiers d’alimentation animale qui les intègrent dans leurs propres recettes en remplacement de protéines de volailles ou de poissons. Ainsi, rien ne se perd. Les larves recyclent des résidus sans en produire elles-mêmes.
Avec le projet Envol, Entosystem a bel et bien décollé en devenant un acteur majeur dans la recirculation des résidus alimentaires et la production de protéines d’insectes. L’entreprise entend poursuivre son envol avec l’obtention d’un financement pour la construction d’une deuxième usine.
C’est une industrie naissante, et les manufacturiers n’offrent pas beaucoup de solutions. Il faut se rabattre sur des procédés semblables et adapter les équipements.
Sébastien Rivest, ing., associé chez Sogenix
1. Nouvelle usine de production d’insectes d’Entosystem spécialisée dans la fabrication de farine d’insectes.
2. Entrepôt de résidus alimentaires nourrissant les larves.
3. Robot de stockage qui gère les caisses de larves.
4. Récolte de larves de mouches soldats noires au profil nutritionnel permettant de remplacer la protéine de soya ou de poisson dans l’alimentation avicole.
1001 vies de la drèche de brasserie
En 2020, COOP Boomerang a démarré ses activités sur la base d’un constat : à Montréal, les brasseries ne savent que faire de leur drêche. Une microbrasserie peut générer entre 200 et 3 000 kg de drêche par brassin, à raison de plusieurs brassins par semaine, indique Alexis Galand, ing., responsable des opérations de COOP Boomerang. En milieu rural, des éleveurs récupèrent les drêches pour nourrir leur bétail, mais en ville, les débouchés étaient presque inexistants. Pire, certaines petites brasseries payaient pour s’en débarrasser. COOP Boomerang a donc entrepris de transformer la drêche en farine pour la retourner dans l’industrie alimentaire, et s’est mise en quête d’un séchoir et d’une presse.
Comme pour Entosystem, le défi était de dénicher des équipements adaptés à la drêche. « On a collaboré avec une entreprise américaine pour adapter son déshydrateur en spécifiant qu’il devait être construit en acier inoxydable et sans pièces détachables.
C’est un cylindre avec un bras pour mélanger et une soufflerie qui extrait l’humidité », décrit Alexis Galand. Pour la presse, COOP Boomerang a essayé un moulin à céréales, mais la drêche, légère et floconneuse, entrait trop lentement dans le moulin et les pierres surchauffaient. Le moulin à café n’a pas non plus donné de bons résultats et COOP Boomerang s’est finalement tournée vers un équipementier chinois qui fabrique des moulins à épices.
Il en sort une farine de drêche essentiellement composée de fibres et de protéines. Ce n’est pas une farine au sens propre du terme, car elle ne contient plus de sucres, ceux-ci étant partis dans la bière.
« Ça a à peu près la même valeur nutritive que la poudre de pois chiche, et le goût est assez agréable », mentionne Alexis Galand. Cette farine trouve preneurs chez les boulangers, les pâtissiers et les chefs cuisiniers qui l’incorporent à leurs recettes. Certaines brasseries qui tiennent un espace de restauration la réintègrent aussi dans leur cuisine.
COOP Boomerang transforme ainsi la drêche de huit brasseries de Montréal et produit une tonne par mois de produits secs, soit de la farine de drêche et de la drêche sèche non moulue vendue à une champignonnière et à une entreprise d’alimentation pour chevaux.
COOP Boomerang s’est fait la main avec la drêche, mais adapte maintenant le procédé à d’autres résidus alimentaires, comme de la pulpe de framboise et de gingembre qui sera utilisée dans des thés et des kombuchas.
« On a réalisé qu’il y a plein d’entreprises qui voudraient utiliser des résidus alimentaires, mais ça demande une logistique de collecte et des équipements spécialisés. On est devenus spécialistes de la collecte, de la déshydratation et de la mouture », résume Alexis Galand.
Mathieu Gauthier, Tangui Conrad
et Alexis Galand, ing.
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