, 12 November 2025

Émissions invisibles et ambitions climatiques

Saviez-vous que les membres de l'Ordre ont des levier pour lutter contre les changements climatiques? Vos choix de conception et d'approvisionnement.

Cet article s’inscrit dans la collection « RÉFLEXION ».
Par Julie-Anne Chayer, ing.


Lutter contre les changements climatiques ne se limite plus aux projets d’efficacité énergétique ou d’optimisation des procédés industriels. L’un des principaux champs d’action se trouve dans les choix de conception et dans les chaînes d’approvisionnement — là où nous pouvons jouer un rôle de premier plan.

Depuis 25 ans, j’observe une lente, mais profonde mutation de la profession d’ingénieur : auparavant exclusivement centrée sur l’expertise technique, elle s’inscrit maintenant de plus en plus dans le soutien stratégique au développement durable. Ce tournant est d’autant plus frappant que les méthodologies et les politiques publiques se sont structurées. Ce qui était autrefois perçu comme un vœu pieux est désormais une exigence – et dans notre cursus un véritable marqueur de compétence.

Cette évolution a demandé une transformation systémique de notre travail, appuyée sur des outils rigoureux, une compréhension de l’ensemble du cycle de vie des projets et une prise en compte explicite du carbone de portée 3. Portée quoi, me direz-vous ?

 

La portée 3 : de zone grise à zone d’influence

Avant de parler d’actions, discutons de mesure. Les gaz à effet de serre (GES) sont classés selon trois portées (ou scope) définies dans les protocoles internationaux (tels que le GHG Protocol) :

  • Portée 1 : émissions directes de GES (ex. : les émissions de combustion d’une chaudière au gaz)
  • Portée 2 : émissions indirectes liées à l’électricité achetée (ex. : les émissions produites lors de la production d’électricité achetée par l’entreprise)
  • Portée 3 : toutes les autres émissions indirectes, souvent situées hors des frontières opérationnelles de l’organisation (ex. : les achats de marchandises). Tout le reste, finalement!

Dans de nombreux secteurs — de la construction à la fabrication, en passant par les services —, les émissions de portée 3 représentent la plus grande part du bilan carbone. Ces émissions sont les plus difficiles à maîtriser pour une entreprise, car elles viennent de l’ensemble de la chaîne de valeur. En d’autres mots, la majorité des émissions de GES associées à un produit ou à une infrastructure ne proviennent ni de son utilisation ni de sa fabrication ou construction.

C’est justement là que les choses deviennent intéressantes. Parce que la portée 3, c’est le berceau de l’analyse du cycle de vie (ACV).

Ce concept, notamment popularisé par des équipes d’ingénierie dans les années 1960, proposait de comptabiliser l’impact environnemental d’un produit, de l’extraction des matières premières à sa fin de vie, en passant par la fabrication, la distribution et l’utilisation.

Longtemps, cette portée a été commode à ignorer, car complexe à quantifier et non réglementée.

Mais les choses changent. L’Union européenne, les marchés financiers, les grandes entreprises – tous réclament et commencent à exiger une traçabilité complète des émissions, y compris celles de la portée 3. Leur déclaration s’impose progressivement comme une obligation de gouvernance, un levier de différenciation et un pilier de la gestion du risque. Et, par le fait même, un champ d’intervention incontournable pour les ingénieures et ingénieurs.

 

L’analyse du cycle de vie : rigueur, traçabilité et cohérence

Pour agir sur les émissions de portée 3, il faut changer de perspective.

Plutôt que de mesurer un projet de sa mise en service, il faut en évaluer les impacts environnementaux sur tout son cycle de vie : de l’extraction des matières premières à sa gestion en fin de vie. Cette méthode repose sur des normes internationalement reconnues (ISO 14040 et 14044) et alimente aujourd’hui les principales méthodologies d’évaluation carbone dans plusieurs secteurs industriels, y compris celui de la construction (LEED, Envision, etc.).

Elle permet de comparer des solutions techniques sur une base commune et globale.

Par exemple :

  • Un matériau peut présenter une faible empreinte carbone lors de sa fabrication, mais avoir des impacts élevés à l’usage ou lors de sa gestion en fin de vie.
  • Un système peut améliorer l’efficacité énergétique d’une installation locale, mais contenir des composants à haute intensité carbone produits à l’international.

L’analyse du cycle de vie permet d’éviter les « fausses bonnes solutions » en quantifiant les compromis réels d’un choix technique. On passe d’une démarche intuitive et fragmentée à une analyse fondée sur les données.

Agir dès la conception

Dans un contexte de transition écologique et de lutte aux changements climatiques, le rôle des ingénieures et des ingénieurs est primordial. Pendant trop longtemps, on a relégué les défis climatiques au second plan en les confiant aux spécialistes du développement durable, comme s’il s’agissait d’un domaine à part. Aujourd’hui, chaque discipline — mécanique, structure, électrique, TI – doit intégrer les considérations climatiques dans ses réflexes professionnels, au même titre que la santé et la sécurité ou la performance. Notre prochain défi ? Tenir compte des émissions de GES indirectes dans nos modèles décisionnels. C’est donc dire qu’il faudra :

  • comprendre et gérer les risques dans les chaînes d’approvisionnement ;
  • évaluer l’impact des matériaux et des technologies ;
  • anticiper les changements climatiques sur la durée de vie d’un

Ces exigences appellent une formation continue et des outils adaptés. Elles supposent aussi de poser des questions en phase de conception : ce projet est-il surdimensionné ? Est-il localement pertinent ? Quels sont les coûts environnementaux de chaque solution technique ?

 

Un levier de transformation dans les politiques publiques

La prise en compte du cycle de vie et la comptabilisation des émissions de portée 3 s’accompagnent d’obligations réglementaires.

Certaines autorités, comme en France, aux Pays-Bas, à Vancouver et à Toronto, ont déjà instauré des exigences carbones pour les bâtiments neufs, exprimées en CO2 équivalent par mètre carré.

Ces exigences tiennent compte de l’ensemble du cycle de vie, y compris celui des matériaux et des composants techniques.

Au Canada, quelques lignes directrices intègrent l’ACV dans les appels d’offres publics, mais l’effort demeure marginal. Il devient important de formaliser cette démarche, en soutenant :

  • la généralisation des déclarations environnementales de produits (DEP) ;
  • l’harmonisation des bases de données carbone utilisées dans les calculs ;
  • l’adoption de clauses de performance climatique dans les contrats

On ne le dira jamais assez : on ne peut pas décarboner ce qu’on ne mesure pas.

 

Des ambitions climatiques en contexte d’austérité

Cet effort de structuration se heurte aujourd’hui à des contraintes budgétaires. La remise à l’ordre du jour de politiques d’austérité au Québec risque de freiner les avancées en matière d’ingénierie durable. L’analyse du cycle de vie et la quantification des émissions de portée 3 exigent des ressources : temps, données et expertise. Couper dans certains postes sous prétexte de rationalisation budgétaire, c’est hypothéquer notre capacité collective à concevoir des projets sobres en carbone. Il devient donc crucial de démontrer que performance environnementale et saine gestion des fonds publics vont de pair.

 

Retour sur le terrain

Quand j’ai commencé à parler de cycle de vie au début des années 2000, lorsque je travaillais dans un centre de recherche universitaire, l’ACV suscitait un certain intérêt, mais relevait davantage de la théorie que de la pratique. Après tout, on ne pouvait être contre la vertu, mais on n’en faisait pas une priorité. Deux décennies plus tard, cette capacité à relier des choix techniques à leurs effets à long terme devient l’une des compétences les plus recherchées.

 

Ce que l’on évite aujourd’hui… coûtera moins cher demain

L’ingénierie ne peut plus se contenter d’une vision étroite de la performance à court terme. L’efficacité énergétique locale ne suffit plus. Les solutions circulaires ne peuvent être cosmétiques. Le carbone ne doit plus être l’angle mort des projets.

Il pourrait être tentant de mettre l’ACV de côté en prétextant qu’elle coûte trop cher ou qu’elle complexifie les mandats. Ce serait une erreur stratégique. Ce que coûte aujourd’hui l’analyse rigoureuse des impacts environnementaux coûtera bien plus cher demain en mauvaise conception, en inefficacité ou en obsolescence prématurée. Intégrer l’ACV, ce n’est pas ajouter une couche de complexité : c’est s’assurer que l’on conçoit de façon juste, durable et responsable.

 

Julie-Anne Chayer, ing., est vice-présidente, de la responsabilité d’entreprise chez AGÉCO et présidente sortante de Bâtiment durable Québec.

Elle allie rigueur scientifique, compréhension des tendances et règlementations en matière d’enjeux climatiques et compréhension des dynamiques d’affaires. Elle se spécialise en analyse du cycle de vie et accompagne les entreprises dans l’intégration de cette démarche dans leurs pratiques, particulièrement dans les secteurs de l’agroalimentaire et du bâtiment durable.

 

 

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