Indépendance professionnelle et droit de gérance
Cet article s’inscrit dans la collection « Éthique et déontologie ».
Par Me Martine Gervais, avocate Chef d’équipe de la gestion des demandes d’enquête et conseillère juridique au Bureau du syndic et Philippe-André Ménard, ing. Syndic adjoint
Mais qu’en est-il de cette valeur dans un contexte de relations de travail, où les ingénieures et ingénieurs salariés ont un devoir de loyauté et d’honnêteté1 envers leur employeur, et alors qu’ils et elles agissent sous la direction ou le contrôle d’un employeur2?
L’autonomie de l’ingénieur et de l’ingénieure
D’abord, il va de soi que les membres de l’Ordre doivent refuser toute demande de leur employeur qui irait notamment à l’encontre des lois et règlements en vigueur. C’est une évidence. C’est d’ailleurs ce qu’a rappelé le Conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs du Québec (CDOIQ) dans le cadre d’une plainte opposant un ingénieur cadre de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) et un ingénieur salarié quant à la production d’un rapport d’accident. Dans sa décision, le CDOIQ cite le Tribunal des professions3 :
« [128] Un client ou employeur ne peut pas exercer de pression indue sur un professionnel pour que ce dernier pose un acte qui irait va [sic] à l’encontre de l’intérêt public, viole son code d’éthique ou une loi quelconque, commette un acte criminel, exécute des travaux qui vont à l’encontre des règles de l’art ou de la bonne pratique, etc. Le lien de subordination dans la relation employeur-employé ne peut justifier le professionnel-employé d’agir à l’encontre de son Code de déontologie adopté dans l’intérêt public. […] »
Par ailleurs, en vertu de l’article 2.04 du Code de déontologie des ingénieurs, l’ingénieur a l’obligation d’«exprimer son avis sur des questions ayant trait à l’ingénierie, […] si cet avis est basé sur des connaissances suffisantes et sur d’honnêtes convictions ». Il doit de plus, en vertu de l’article 3.01.01 du Code de déontologie, « tenir compte des limites de ses connaissances et de ses aptitudes ainsi que des moyens dont il peut disposer » avant d’accepter et d’exécuter un mandat. Que faire si une ingénieure ou un ingénieur salarié estime que les paramètres fournis par son employeur (orientation, délais, budget, intrants, etc.) sont incompatibles avec une prestation de travail professionnelle? D’abord, en tant que personne exerçant une profession, il ou elle devra aviser par écrit son employeur qu’il ou elle ne croit pas avoir toutes les informations, les intrants, les connaissances ou encore le soutien nécessaire pour mener à bien le mandat que son employeur veut lui confier. Mais en tant que personne salariée, il ou elle devra tenter de trouver une solution acceptable, consensuelle, pour répondre malgré tout aux attentes de son employeur. Par exemple, il serait possible de circonscrire la portée de son mandat, ou encore d’exposer les hypothèses qu’il ou elle a dû faire, ou bien formuler les mises en garde qu’il ou elle juge appropriées, etc.
Finalement, l’ingénieure ou l’ingénieur salarié pourrait ultimement aviser son employeur qu’il ou elle considère ne pas être en mesure d’accomplir avec professionnalisme le mandat ou les tâches qu’on veut lui confier4. Il ou elle devrait alors expliciter ses raisons, toujours par écrit, raisons qui pourraient éventuellement être contestées par son employeur. Évidemment, cela ne signifie pas pour autant que l’ingénieure ou l’ingénieur salarié doit quitter son emploi, mais dans un tel contexte de divergence de vues, certaines instances pourraient être appelées à trancher5. Mais l’indépendance professionnelle et l’autonomie qui l’accompagne ne sont pas absolues.
Le droit de gérance de l’employeur
L’ingénieur ou l’ingénieure doit reconnaître que son employeur, tout en limitant son ingérence, n’est pas totalement indifférent : il n’est pas indifférent aux coûts, aux délais, aux risques, et pour ce qui est du contenu, il peut très bien ne pas être indifférent tant sur le fond que sur la forme. L’employeur peut aussi demander régulièrement à une ingénieure ou un ingénieur salarié de rendre des comptes, sous une forme ou une autre. L’ingénieur ou l’ingénieure doit donner suite à une telle demande, comme le prescrit explicitement l’article 3.03.03 du Code de déontologie des ingénieurs : « L’ingénieur doit rendre compte à son client lorsque celui-ci le requiert. » Pour ce qui est du contenu, sur le fond, certes, l’employeur ne doit pas « museler » un ingénieur ou une ingénieure à son emploi, mais il peut très bien chercher et adopter une opinion contraire6.
Est-ce que l’employeur doit pour autant justifier son choix auprès d’une ingénieure ou d’un ingénieur salarié, particulièrement lorsque le représentant de l’employeur, le supérieur immédiat ou la supérieure immédiate, est aussi une personne membre de l’Ordre ? Est-ce que l’ingénieure ou l’ingénieur salarié concerné peut exiger un suivi, des réponses ou encore des analyses supplémentaires ? La réponse est non, il ou elle ne peut pas l’exiger ; et en de telles circonstances, la suite des choses – discussion, rétroaction, réaffectation – est du domaine des relations de travail et n’est plus une question déontologique. Pour ce qui est de la forme, dans le cadre de son droit de gérance, un employeur pourrait par exemple imposer un vocabulaire normalisé au sein de l’entreprise, exiger plus de concision dans un rapport, limiter la portée d’une enquête aux seules causes techniques, etc.
Encore ici, le CDOIQ cite le Tribunal des professions7 :
« [129] Le droit de [l’employeur] prévu par le contrat de travail doit se comprendre et peut s’exercer “parallèlement” au droit d’indépendance [du professionnel] dans la mesure où les demandes de l’employeur […] ne vont pas à l’encontre de l’intérêt public, de la loi ou du Code de déontologie. L’indépendance professionnelle n’est ni absolue, ni ne signifie que [le professionnel] employé peut faire ce qu’il veut. » Et dans le cas précis sur lequel devait se prononcer le CDOIQ, ce dernier conclut8 : « [77] […] En l’espèce, il ne semble pas que la demande de correction de [l’ingénieur-cadre] faite à [l’ingénieur] va à l’encontre de l’intérêt public ou qu’il lui impose de commettre un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou dérogatoire à la discipline ou à son ordre. Le Comité considère que les modifications demandées par [l’ingénieur-cadre] n’étaient nullement contraires à l’intérêt public et que [l’ingénieur-cadre], en se faisant, n’a pas limité l’autonomie professionnelle de [l’ingénieur] et rejette en conséquence le premier chef de la plainte. »
Conclusion
L’indépendance professionnelle est une valeur importante, qui est d’ordre public. Mais ce n’est pas un absolu : c’est un continuum dynamique qui oscille continuellement entre autonomie et subordination au gré du contexte et des situations. Par ailleurs, dans un contexte de relations de travail et de droit de gérance, l’indépendance et l’autonomie professionnelles dont bénéficie une ingénieure ou un ingénieur salarié ne lui donnent pas plus de pouvoirs décisionnels ou opérationnels que son statut d’emploi ne lui confère. Tout ingénieur salarié, toute ingénieure salariée doit s’attendre, à un moment ou à un autre de sa carrière, à ce que ses avis et opinions soient remis en question par son employeur. Le fait que cet employeur demande des explications et des précisions supplémentaires, consulte d’autres professionnels ou ignore les conclusions d’un rapport ou d’une étude ne constitue pas en soi une atteinte à l’indépendance ou à l’autonomie professionnelles de l’ingénieur ou de l’ingénieure.
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- Voir l’article 2088 du Code civil du Québec : « Le salarié, outre qu’il est tenu d’exécuter son travail
avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et honnêteté et ne pas faire usage de l’information
à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail.
« Ces obligations survivent pendant un délai raisonnable après cessation du contrat, et survivent
en tout temps lorsque l’information réfère à la réputation et à la vie privée d’autrui. »
- Voir l’article 2085 du Code civil du Québec : « Le contrat de travail est celui par lequel une personne,
le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la
direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur. »
- Dans sa décision (Ingénieurs c. Bélanger, CDOIQ, 22-01-0003, 17 novembre 2008), le CDOIQ cite le
Tribunal des professions dans l’affaire Couture c. Ingénieurs forestiers (Ordre professionnel des)
2005 QCTP 95, paragraphe 128.
- C’est ce que précise l’article 3.03.04 du Code de déontologie des ingénieurs : « L’ingénieur ne peut,
sauf pour un motif juste et raisonnable, cesser d’agir pour le compte d’un client.
Constituent notamment des motifs justes et raisonnables :
- a) le fait que l’ingénieur soit en situation de conflit d’intérêts ou dans un contexte tel que son
indépendance professionnelle puisse être mise en doute ;
- b) l’incitation, de la part du client, à l’accomplissement d’actes illégaux, injustes ou frauduleux ;
- c) le fait que le client ignore les avis de l’ingénieur. »
- Parmi ces instances, il y a par exemple un tribunal d’arbitrage pour les ingénieures et ingénieurs
syndiqués ou la CNESST pour les ingénieures et ingénieurs non syndiqués.
- Voir l’article 3.01.04 du Code de déontologie des ingénieurs : « L’ingénieur doit reconnaître en tout temps le droit du client de consulter un autre ingénieur et, dans ce cas, il doit apporter sa collaboration à ce dernier. »
- Op. cit.
- Op. cit.