, 3 mai 2022

Les médias sociaux et la déontologie : prudence et retenue

Dans des chroniques précédentes, nous avons effleuré la question de l’usage des médias sociaux sous l’angle de la liberté d’expression(1) et sous l’angle du secret professionnel(2). Mais étant donné la popularité toujours grandissante des médias sociaux dans la sphère publique, nous avons cru bon de revenir plus largement sur le sujet.

Cet article s’inscrit dans la collection « Éthique et déontologie ».
Par Me Martine Gervais, avocate Chef d’équipe de la gestion des demandes d’enquête et conseillère juridique au Bureau du syndic et Philippe-André Ménard, ing. Syndic adjoint


Les médias sociaux, une grande place publique

Les médias sociaux sont l’équivalent d’une grande place publique, où tous et toutes peuvent s’exprimer librement au vu et au su de tout le monde. Au Canada, la liberté d’expression est d’ailleurs protégée par la Charte canadienne des droits et libertés et, pour ce qui est du Québec, par la Charte des droits et libertés de la personne. Cependant, cette liberté d’expression n’est pas totale, et certaines dispositions législatives encadrent son exercice (par exemple, le Code criminel interdit la propagande haineuse et les menaces de mort).

Mais en plus des dispositions législatives qui s’appliquent à tous les citoyens et citoyennes, la Cour suprême du Canada a reconnu aux ordres professionnels le droit de restreindre, de façon raisonnable, la liberté d’expression de leurs membres, compte tenu notamment de la nécessité de maintenir la confiance du public envers leurs membres respectifs3.

Un tel droit s’explique par le fait qu’être membre d’un ordre professionnel est un privilège. C’est en quelque sorte un contrat bilatéral entre l’ordre professionnel et chaque membre. En effet, les membres acceptent implicitement de suivre plusieurs règles de conduite (comme une certaine retenue dans leurs propos) en échange du droit de pratiquer une profession.

Sur cette grande place publique, il s’avère parfois difficile de distinguer ce qui relève des domaines privé, public, personnel ou professionnel. C’est pourquoi il faut reconnaître que chaque intervention dans les médias sociaux est susceptible d’être attribuée autant à l’individu qu’au professionnel ou à la professionnelle.

Les médias sociaux et la profession

Dans les médias sociaux, la confusion potentielle, volontaire ou non, entre la personne et le professionnel ou la professionnelle, associée à la tenue de propos qui manquent de rigueur, de modération, d’objectivité et de professionnalisme, peut miner la confiance du public envers la profession, même lorsque ces propos ne sont pas directement reliés à la profession en question.

Ainsi, dans une cause dont nous avons déjà fait état4, celle de l’ex-comptable Daniel Pilon, celui-ci a été radié à vie pour avoir dérogé à l’article 5 du Code de déontologie des comptables professionnels agréés, qui est rédigé en ces termes :

« Le membre doit, en tout temps, agir avec dignité et éviter toute méthode et attitude susceptibles de nuire à la bonne réputation de la profession. »

Récemment, Stéphane Blais, un autre ex-comptable, a lui aussi été déclaré coupable d’avoir dérogé au même article 5, en raison de ses publications dans les médias sociaux5 :

« [119] [Stéphane Blais] utilise les réseaux sociaux pour contester des mesures de protection sanitaire et mettre en doute la gravité de la situation associée à la pandémie de la COVID-19, alors que ses affirmations sont hors de son champ de compétences et ne reposent pas sur des motifs raisonnables. [Il] exprime des propos qui démontrent une incapacité à faire la distinction entre ses convictions personnelles et son rôle de professionnel. »

« [120] […] ces propos, compte tenu de leur formulation et de leur fréquence, ne sont pas fondés sur des motifs raisonnables, ne sont pas des commentaires auxquels le public en général est en droit de s’attendre d’un membre de l’Ordre et sont susceptibles de faire perdre la confiance du public dans la profession. »

On ne trouve pas l’équivalent de cet article dans tous les codes de déontologie des ordres professionnels, mais l’article 59.2 du Code des professions prévoit ceci : « Nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession […] ».

Ainsi, en 2021, en se basant sur cet article du Code des professions, le Conseil de discipline de l’Ordre des chiropraticiens du Québec a déclaré coupable la docteure Michèle Morissette, chiropraticienne, d’avoir contrevenu à cet article 59.2, parce qu’elle avait publié des positions anti-vaccin et anti-masque dans les médias sociaux6.

Le Conseil de discipline mentionne de plus :

« [153] Condamner [Michèle Morissette] […] a le mérite de la dissuader de récidiver et transmettra un message clair à l’ensemble des membres de l’Ordre de s’abstenir de tenir de tels propos hors de leur compétence sur les réseaux sociaux. »

Cela nous amène à parler de l’article 2.04 du Code de déontologie des ingénieurs :

« L’ingénieur ne doit exprimer son avis sur des questions ayant trait à l’ingénierie, que si cet avis est basé sur des connaissances suffisantes et sur d’honnêtes convictions. »

Ainsi, pour les ingénieurs et les ingénieures qui interviennent dans les médias sociaux sur des questions ayant trait à l’ingénierie, il est impérieux de respecter les limites de leur champ de compétence, notamment en faisant preuve de retenue et de discernement et en émettant des opinions adaptées aux avancées actuelles de la science, tout en faisant les réserves qui s’imposent en cas de doute.

Les médias sociaux, les confrères et les consœurs

Le Code de déontologie des ingénieurs prévoit certaines dispositions quant aux relations entre confrères et consœurs : il interdit en particulier de « porter malicieusement atteinte à [la] réputation [d’un confrère ou d’une consœur] » (article 4.02.03) et de « discréditer, dénigrer ou dévaloriser les services offerts ou rendus par d’autres ingénieurs » (article 5.01.04).

De plus, il réprouve toute forme de discrimination pour « des motifs de race, de couleur, de sexe, de religion, d’origine ethnique, nationale ou sociale ainsi que pour tout autre motif prévu à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12) » (article 4.02.07).

Ces balises s’appliquent évidemment aux médias sociaux, qui, en plus d’être une grande place publique, agissent souvent comme un amplificateur ou un miroir grossissant.

La meilleure façon de susciter des échanges constructifs dans les médias sociaux entre confrères et consœurs, malgré des opinions parfois divergentes, est de faire preuve de courtoisie, de mesure et de pondération.

Les médias sociaux, l’employeur et le client

Beaucoup d’ingénieures et d’ingénieurs sont des salariés et, à ce titre, elles et ils ont un devoir de loyauté envers leur employeur7.

Pour encadrer ce devoir de loyauté, des employeurs ont instauré des directives quant à l’usage des médias sociaux par leurs employés. Est-ce que ce devoir de loyauté et ces directives limitent indûment la liberté d’expression des membres du personnel ?

La réponse à cette question est complexe et dépend des circonstances et de plusieurs autres facteurs. Mais surtout, c’est essentiellement une question de relations de travail, domaine qui ne relève pas, a priori, du droit disciplinaire.

Cependant, il ne faut pas oublier que l’employeur est considéré comme étant le client de l’ingénieur ou de l’ingénieure en vertu du Code de déontologie des ingénieurs8, et que, pour cette raison, il bénéficie, entre autres, du droit au secret professionnel.

Bien que les ingénieures et les ingénieurs aient l’obligation de dénoncer certaines situations9, 10, les médias sociaux ne sont jamais la meilleure tribune pour le faire.

Différents organismes sont habilités à recevoir des signalements et à faire des enquêtes, en fonction des situations : la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), la Régie du bâtiment du Québec (RBQ), la Commission de la construction du Québec (CCQ), le Bureau du syndic, etc.

Les médias sociaux et la publicité

Enfin, dans les médias sociaux tant personnels que professionnels, il faut se garder d’embellir son curriculum vitae ou encore de faire preuve de trop de créativité.

Rappelons que tout membre doit éviter de faire, « par quelque moyen que ce soit et en toutes circonstances, de la publicité ou de la représentation fausse, trompeuse, incomplète ou susceptible d’induire en erreur, par rapport à ses activités et services professionnels ». (Code de déontologie des ingénieurs, article 5.01.01.)

En conclusion, rappelez-vous que la modération, la retenue et la rigueur scientifique et intellectuelle doivent être vos guides chaque fois que vous publiez vos commentaires, réflexions, avis et opinions dans les médias sociaux, quels qu’ils soient.

1. Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, « Un débat ? Oui, mais quel type de débat », Plan, volume 59, no 1, janvier-février 2022, p. 18-20.
2. Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, « Confiance du public et secret professionnel », Plan, volume 59, no 2, mars-avril 2022, p. 18-19.
3. Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395.
4. Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Pilon, 2020 QCCDCPA 40 (décision sur culpabilité) et Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Pilon, 2021 QCCDCPA 22 (décision sur sanction).
5. Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Blais, 2022 QCCDCPA 3.
6. Chiropraticiens (Ordre professionnel des) c. Morissette, 2021 QCCDCHIR 3.
7. Article 2088 du Code civil du Québec.
8. « Dans le présent règlement, à moins que le contexte n’indique un sens différent, le mot “client” signifie celui qui bénéficie des services professionnels d’un ingénieur, y compris un employeur. » (Code de déontologie des ingénieurs, article 1.02.)
9. Me Martine Gervais, « Violation du Code de déontologie : êtes-vous toujours obligé de dénoncer ? », PLAN, volume 53, no 5, septembre-octobre 2016, p. 14-16.
10. Notamment en vertu des articles suivants du Code de déontologie des ingénieurs :
« L’ingénieur doit, lorsqu’il considère que des travaux sont dangereux pour la sécurité publique, en informer l’Ordre des ingénieurs du Québec ou les responsables de tels travaux. » (Article 2.03.)
« Si on écarte un avis de l’ingénieur dans le cas où celui-ci est responsable de la qualité technique de travaux d’ingénierie, l’ingénieur doit indiquer clairement à son client, par écrit, les conséquences qui peuvent en découler. » (Article 3.02.07.) « […] est dérogatoire à la dignité de la profession le fait pour un ingénieur :
[…]
« g) de ne pas avertir le syndic sans délai, s’il croit qu’un ingénieur enfreint le présent règlement. » (Article 4.01.01.)