, 12 décembre 2022

L’ingénierie : des chiffres… et des mots

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Pour bien des gens, l’ingénierie est surtout une affaire de chiffres. Mais c’est aussi une affaire de mots. Certes, faire des calculs, c’est important, mais bien communiquer avec ses collègues ou ses clients peut s’avérer tout aussi primordial. Car quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, les mots ont un sens et un poids.

Cet article s’inscrit dans la collection « Éthique et déontologie ».
Par Me Martine Gervais, avocate Chef d’équipe de la gestion des demandes d’enquête et conseillère juridique au Bureau du syndic et Philippe-André Ménard, ing. Syndic adjoint


Pour bien des gens, l’ingénierie est surtout une affaire de chiffres. Mais c’est aussi une affaire de mots. Certes, faire des calculs, c’est important, mais bien communiquer avec ses collègues ou ses clients peut s’avérer tout aussi primordial. Car quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, les mots ont un sens et un poids.

Avant d’aller plus loin, soulignons que, parmi les compétences transversales1 qui constituent les fondements des compétences de tous les ingénieurs et ingénieures, l’Ordre mentionne « communiquer efficacement ». C’est pourquoi la communication est l’une des compétences évaluées pour l’obtention du permis d’ingénieur, tout comme elle est évaluée lors des inspections professionnelles en cours de carrière.

Ainsi, de récentes décisions du Conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs du Québec (CDOIQ) nous rappellent qu’une communication efficace, claire, concise, sans ambiguïté et adaptée au contexte et aux interlocuteurs est toujours de rigueur.

Soyons clairs

Dans une première affaire, l’ingénieur devait évaluer la faisabilité d’installer une terrasse sur le toit d’une résidence privée. Lors de sa visite des lieux, il a donné aux propriétaires un avis verbal favorable.

Cependant, au cours des semaines suivantes, il a produit trois rapports différents, incomplets ou ambigus selon la preuve, en réponse notamment à des préoccupations exprimées par l’entrepreneur embauché par les propriétaires.

L’ingénieur a reconnu avoir ainsi enfreint l’article 3.02.04 du Code de déontologie des ingénieurs, qui précise ceci :

« L’ingénieur doit s’abstenir d’exprimer des avis ou de donner des conseils contradictoires ou incomplets et de présenter ou utiliser des plans, devis et autres documents qu’il sait ambigus ou qui ne sont pas suffisamment explicites. »

Voici ce que le Conseil de discipline a écrit à ce propos dans sa décision (CDOIQ 22-190612, 7 janvier 2021) :

« [44] Il importe de souligner que plus [les avis exprimés] par l’ingénieur sont clairs, complets et basés sur des documents explicites, plus ils sont susceptibles d’être perçus comme étant rationnels et justes ce qui favorise l’adhésion du client et sa satisfaction.

« [45] Dans les faits, non seulement cette conduite est souhaitable, mais elle constitue une bonne pratique répondant aux exigences élevées entourant l’exercice sécuritaire de la profession d’ingénieur, à savoir faire preuve de rigueur et de précision, et offrir un service de qualité qui est adapté aux besoins du client. »

Dans une deuxième affaire, l’ingénieur avait accepté un mandat de conception, surveillance des travaux et attestation de conformité pour la réalisation d’un mur poids de roches, visant à stabiliser le terrain des clients. Ceux-ci avaient subi un important glissement de terrain sur leur propriété située dans un secteur vallonné.

À la suite des travaux, l’ingénieur a produit au fil des mois trois attestations de conformité pour finalement écrire qu’il refusait les travaux, et ce, après avoir écrit et déclaré antérieurement que les travaux étaient conformes à ses plans et devis et qu’il les acceptait.

Ici encore, c’est l’article 3.02.04 qui est en cause.

Et voici ce que le Conseil de discipline a écrit relativement à la nature des communications de l’ingénieur, pour justifier, entre autres, sa décision quant à sa culpabilité (CDOIQ 22-21-0654, 6 septembre 2022) :

« [82] Chose certaine, la preuve, tant documentaire qu’orale, démontre très clairement que l’intimé ne brille pas par la clarté de ses écrits ni par ses explications verbales lors de ses conversations téléphoniques tant avec le plaignant qu’avec le client. Il concède lui-même que son “français n’est pas toujours parfait”. Cela est un euphémisme considérant l’absence de précisions et de langage clair dans ses explications verbales au plaignant, au client et lors de son témoignage devant le Conseil. »

Le caractère explicite ou non, contradictoire, incomplet ou ambigu d’un document d’ingénierie s’évalue non seulement par les chiffres, mesures et calculs, mais aussi par la clarté des communications verbales et écrites reliées à son contenu.

Sortons le dictionnaire

Dans les deux décisions suivantes, le Conseil a dû se prononcer sur la signification ou le poids de certains mots. Sortons le dictionnaire.

Dans la première affaire, un client mécontent a fait une demande d’enquête au sujet d’un ingénieur. Ce dernier lui a alors facturé le temps qu’il a dû consacrer à répondre aux questions du Bureau du syndic. Ce geste a mené au dépôt d’une plainte auprès du Conseil de discipline.

Dans sa décision (CDOIQ 22-20-0620, 7 octobre 2021), le Conseil cite une définition du dictionnaire :

« [248] Le Dictionnaire Larousse électronique définit le mot “honoraires” comme signifiant la “Rétribution des personnes exerçant des professions libérales ; émoluments”. »

Car lors de l’audience sur culpabilité, l’ingénieur prétendait qu’il ne réclamait pas vraiment des honoraires, mais plutôt des dommages-intérêts. Sans se prononcer sur la pertinence de la réclamation des dommages-intérêts2 le Conseil conclut :

« [280] Le fait que l’avocat de [l’ingénieur] ait transmis par la suite une lettre au [syndic] visant à rectifier que la réclamation n’est pas pour “honoraires professionnels et déboursés encourus, mais pour des dommages causés […]” ne change pas le fait que […] [l’ingénieur] a réclamé des honoraires en transmettant une facture d’honoraires professionnels au demandeur d’enquête. »

Finalement, le Conseil de discipline a jugé que l’ingénieur « […] a posé un acte dérogatoire à l’honneur et à la dignité de la profession d’ingénieur en contravention de l’article 59.2 du Code des professions3 ».

Toujours dans cette même affaire, dans sa décision sur sanction (CDOIQ 22-20-0620, 21 mars 2022), le Conseil de discipline a trouvé opportun de rappeler le sens du mot « communiquer » :

« [103] […] Suivant le sens commun du mot “communiquer”, un ingénieur qui transmet une mise en demeure à un demandeur d’enquête communique avec ce dernier. Le Conseil de discipline dans la décision Jolly souligne d’ailleurs que ce mot :

« [61] […] signifie entrer en communication avec une autre personne, ce qui peut être fait verbalement, par écrit ou par l’envoi de procédures judiciaires qui obligent le receveur à y répondre. »

Dans la deuxième affaire, c’est l’utilisation de l’expression « pour construction » qui a fait l’objet d’un débat entre témoins experts.

L’ingénieur concerné, objet d’une limitation du droit d’exercice, avait émis des plans « pour construction ». Lors de l’audience sur culpabilité, le témoin expert appelé à témoigner pour l’ingénieur concerné prétendait, entre autres, que les plans en question n’étaient pas encore complétés, et qu’il était donc évident qu’ils ne pouvaient être utilisés pour construction. Selon ses prétentions, les plans une fois complétés auraient alors porté la mention « pour construire ».

Le Conseil de discipline (CDOIQ 22-20-0619, 22 juillet 2022) a plutôt retenu l’opinion contraire, à savoir :

« [300] Le cartouche est la source d’information sur un plan, notamment à l’égard de sa finalité.

« [303] Rendus à l’étape de construction, les plans sont émis soit pour conception détaillée ou pour construction.

« [306] […] il n’y a pas de différence entre un plan “pour construction” et la finalité de “construction” d’un plan. »

Conclusion

L’ambiguïté, le manque de clarté, la confusion, l’imprécision, le manque d’exactitude et le flou seront généralement retenus contre un professionnel ou une professionnelle, et ces lacunes seront interprétées au bénéfice du client. Il importe donc de prendre les moyens et mesures nécessaires afin de vous assurer de communiquer efficacement et de fournir à votre client les explications nécessaires à la compréhension et à l’appréciation des services rendus et des documents soumis.

_____________

1. Ces compétences transversales font partie du Cadre de référence des compétences professionnelles de l’ingénieur. Tous les membres, peu importe leur domaine de pratique, leur expertise ou leur niveau d’expérience, doivent les maîtriser. Ces compétences sont :

a) agir professionnellement ;
b) démontrer ses aptitudes personnelles ;
c) gérer ses projets et ses équipes ;
d) communiquer efficacement.

Ce cadre de référence se trouve dans le Guide de pratique professionnelle, publié dans le site Web de l’Ordre.

2. « [288] […] Il appartiendra au juge de la Division des petites créances de se prononcer à cet égard. » (CDOIQ, 22-20-0620, 7 octobre 2021.)

3. « Nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’ordre, ni exercer une profession, un métier, une       industrie, un commerce, une charge ou une fonction qui est incompatible avec l’honneur, la dignité ou l’exercice de sa profession. » (Article 59.2 du Code des professions.)

 

Lire la revue Plan novembre-décembre 2022

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