Infraction criminelle et déontologie : «Crime et châtiment»

Le Conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs du Québec (CDOIQ), dans sa récente décision à l’encontre de l’ex-président de SNC-Lavalin, Pierre Duhaime2, a rappelé le lien entre infraction criminelle et déontologie. En effet, ce dernier a été sanctionné par le CDOIQ, notamment en raison de sa culpabilité à une infraction criminelle, c’est-à-dire pour avoir aidé un fonctionnaire à commettre un abus de confiance.

Cet article s’inscrit dans la collection « Éthique et Déontologie ».

Par Me Martine Gervais, avocate et Philippe-André Ménard, ing.


« Crime et châtiment1 »

Certes, toutes les infractions criminelles ne sont pas nécessairement des manquements déontologiques, tout comme plusieurs manquements déontologiques (manque de diligence, manque de connaissances suffisantes, conflit d’intérêts, production d’avis ambigus, etc.) ne sont pas nécessairement des infractions criminelles.

Mais une disposition du Code des professions (CdP) prévoit notamment que « un syndic peut saisir le conseil de discipline, par voie de plainte […] de toute décision d’un tribunal canadien déclarant un professionnel coupable d’une infraction criminelle […] ». (Article 149.1 du CdP.)

Pourquoi une telle disposition? Comme le mentionnait le Tribunal des professions3, « [120] Il s’agit simplement d’un procédé choisi par le législateur pour éviter de refaire un procès qui a déjà eu lieu. […]»

D’autant plus, il faut le reconnaître, que les corps policiers chargés de réprimer la criminalité disposent de moyens et de techniques d’enquête (écoute électronique, opération d’infiltration, filature, etc.) qui n’ont aucune commune mesure avec les moyens dont disposent les ordres professionnels.

Le lien avec l’exercice de la profession 

Alors, quels sont les « crimes » susceptibles d’entraîner un « châtiment4 » disciplinaire pour la professionnelle ou le professionnel coupable?

Il n’y a pas de réponse simple ou unique à cette question.

Que les gestes répréhensibles aient été posés dans la vie privée ou dans la vie professionnelle, l’infraction criminelle « doit, de l’avis du syndic, avoir un lien avec l’exercice de la profession ». (Article 149.1 du CdP.)

Dans certaines situations, ce lien est évident : un pharmacien qui empoissonne intentionnellement un client avec un mauvais médicament ; une notaire qui vole les fonds qui lui sont confiés; une comptable qui falsifie les états financiers dont elle est responsable; un médecin qui s’adonne à des attouchements sexuels inappropriés au cours d’un examen gynécologique, etc.

Pour ce qui est des membres de l’Ordre des ingénieurs, au cours des dernières années, les infractions criminelles qui ont fait l’objet de sanctions disciplinaires en vertu de l’article 149.1 du CdP étaient pratiquement toutes associées à des actes de collusion ou de corruption en vue d’obtenir des contrats publics. Ces actes étaient posés par les membres concernés dans le cadre de leur vie professionnelle, et le lien avec l’exercice de la profession était évident et n’a donc pas fait l’objet de contestation.

Et la vie privée?

Nous l’avons déjà mentionné précédemment5, mais il est toujours utile de le réitérer : être membre d’un ordre professionnel est un privilège et non un droit. De plus, il faut le reconnaître, les comportements inappropriés des membres dans leur vie privée peuvent affecter grandement la perception et la confiance du public envers la profession.

Dans un tel contexte, de récents jugements du Tribunal des professions et de la Cour d’appel sont venus élargir les frontières de l’indispensable « lien avec l’exercice de la profession », qui n’est plus limité à des activités réservées ou à la stricte vie professionnelle :

« [78] […] il y a lieu de conclure que les actes de la vie privée […] peuvent être liés à [la] vie professionnelle. La jurisprudence du Tribunal des professions est sans équivoque. »

« [79] […] [Il faut] examiner la nature des infractions dont le professionnel a été reconnu coupable, leur gravité de même que les circonstances entourant leur commission et ce, en relation avec les qualités essentielles à l’exercice de cette profession […]6 » (Nous soulignons.)

« [49] Outre la teneur des infractions, il lui fallait aussi examiner leur gravité, de même que les circonstances entourant leur commission, et ce, en lien avec les fondements de la profession7. » (Nous soulignons.)

En conclusion

À ce jour, le CDOIQ n’a jamais sanctionné des ingénieures ou des ingénieurs pour des infractions criminelles commises exclusivement dans le cadre de leur vie privée.

Mais cela est appelé à changer, car le Bureau du syndic a récemment déposé des plaintes à l’encontre d’ingénieurs reconnus coupables d’infractions criminelles commises dans le cadre de leur vie privée.

Et comme le mentionnait la Cour d’appel8 :

« [75] Le public n’est-il pas en droit de croire que les ordres professionnels prennent toutes les mesures pour éviter que certains de leurs membres, dont l’honnêteté a été mise en doute, ne puissent offrir leurs services au public? »

 

  1. Titre d’un roman de Dostoïevski publié en 1866-1867. Au fil du temps, ce classique de la littérature russe a été adapté à de multiples reprises au cinéma, à la télévision et au théâtre.
  2. Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Duhaime, 2023, QCCDING 16.
  3. Landry c. Avocats (Ordre professionnel des), 2011, QCTP 208.
  4. Évidemment, le terme « châtiment » est utilisé ici pour créer un effet stylistique, et non pas dans son sens littéral. En droit disciplinaire, on parle plutôt de « sanction ». Et l’objectif d’une sanction n’est pas de « châtier », mais la protection du public, la dissuasion du professionnel ou de la professionnelle de récidiver et l’exemplarité à l’égard des autres membres de la profession qui pourraient être tentés de poser des gestes semblables.
  5. Me Martine Gervais et Philippe-André Ménard, ing., « Les médias sociaux et la déontologie : prudence et retenue », Plan, volume 59, numéro 3, mai-juin 2022, p. 20-23 et « Être membre d’un ordre professionnel : privilège et obligations », Plan, volume 59, numéro 4, juillet-août 2022, p. 20-22.
  6. Avocats (Ordre professionnel des) c. Thivierge, 2018, QCTP 23 et Thivierge c. Bellemare, 2021, QCCA 678.
  7. Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Nareau, 2018, QCTP 60.
  8. Salomon c. Comeau, 2001, CanLII 20328 (QC CA).

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