28 août 2023

Direction et surveillance immédiates – Une obligation

Signer et sceller des plans et devis préparés par des personnes qui ne sont pas membres de plein droit de l’Ordre des ingénieurs du Québec sans avoir exercé une direction et une surveillance immédiates (DSI)1 adéquates est un geste qui peut avoir de graves conséquences. Le Conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs du Québec (CDOIQ) l’a rappelé dans de récentes décisions.

Cet article s’inscrit dans la collection « Éthique et Déontologie ».

Par Me Martine Gervais, avocate et Philippe-André Ménard, ing.


L’une des décisions du CDOIQ à cet égard, rendue à l’automne 2022, concerne la construction d’un immeuble commercial de sept étages à Saint-Hyacinthe en 2016-20172. La firme de l’ingénieur concerné avait le mandat de conception de la structure et des fondations de l’immeuble.

En 2020, trois têtes de pieux, qui se trouvaient au niveau de la structure du garage souterrain, se sont effondrées, forçant ainsi l’évacuation de l’immeuble. Par la suite, d’importants travaux correctifs ont dû être effectués pour renforcer la structure et stabiliser l’immeuble.

L’enquête du Bureau du syndic a révélé que l’ingénieur concerné avait signé et scellé des plans préparés par un ingénieur junior sous sa responsabilité, et ce, sans avoir effectué une supervision adéquate, c’est- à-dire sans avoir exercé une direction et une surveillance immédiates. Ce faisant, il n’a pas été en mesure de détecter une erreur de conception qui s’avèrera par la suite avoir eu de sérieuses conséquences.

Dans sa décision, le CDOIQ souligne la gravité du défaut de supervision et cite à cet effet le Tribunal des professions :

« [79] […] L’infraction de ne pas superviser étroitement un non- ingénieur dans la préparation d’un plan que l’on signe est grave. »

Le CDOIQ a imposé à l’ingénieur en cause deux amendes totalisant 10 000 $, compte tenu notamment de son retrait de la profession et donc du faible risque de récidive.

 

Une autre décision du CDOIQ, rendue elle aussi à l’automne 2022, a trait à l’attestation de la capacité portante de palettiers3 utilisés pour l’entreposage de palettes de vêtements4.

L’enquête du Bureau du syndic, ouverte après une inspection de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), a démontré que l’ingénieur concerné avait signé à plusieurs reprises des plans et des rapports tech- niques préparés par des personnes n’exerçant pas la profession d’ingénieur alors qu’il n’avait pas assuré une direction et une surveillance immédiates, et sans avoir donné de consignes particulières.

 

Bien que, en fin de compte, il n’y ait pas eu de conséquences fâcheuses à la suite de cette infraction déontologique, le CDOIQ n’a pas mâché ses mots dans sa décision :

« [66] Or, le fait pour un ingénieur de sceller et de signer des plans est au cœur de sa profession. »

« [67] Le public est en droit de s’attendre à ce que des plans signés et scellés par un ingénieur soient conformes aux normes établies pour sa protection. Ce qui implique qu’un ingénieur qui confie un travail à des non- ingénieurs surveille de manière étroite, active et continue le travail de ces derniers tout en leur donnant les consignes appropriées en temps utiles. »

« [68] Ici, la conduite de [l’ingénieur concerné] est aux antipodes de ses obligations déontologiques. Elle ternit sérieusement l’image de la profession. La perception du public à l’endroit de la profession est mise à mal. »

« [69] Les gestes posés par [l’ingénieur concerné] sont graves. Dans le présent cas, de lourdes charges sont posées sur des palettiers. Des travailleurs sont appelés à manipuler des charges sur ces structures. D’autres membres du public sont appelés à circuler à ces endroits. Les conséquences possibles d’une mauvaise évaluation de la capacité des palettiers à supporter des charges incluent un risque d’effondrement avec ce que cela implique pour la vie de ceux qui s’approchent de ces endroits. »

« [71] Le Conseil partage l’avis [du Bureau du syndic] selon lequel la conduite de [l’ingénieur concerné] est irresponsable. »

« [85] De son propre aveu, l’intimé n’a aucune idée en quoi consiste son obligation déontologique de direction et de surveillance immédiates. Invité à fournir une explication dans ses mots, il répond simplement qu’il ne peut pas en fournir. »

« [102] Surtout […] après avoir entendu [l’ingénieur concerné], le Conseil se sent obligé d’exprimer clairement que sa conduite est inacceptable en ce qu’elle met en danger la protection du public. Ce n’est pas parce qu’il reçoit une rémunération qu’il estime minime que ses obligations déontologiques sont moindres. Même s’il n’a aucun contact avec les clients de la firme qui retient ses services, sa responsabilité déontologique n’est pas écartée. Si l’intimé ne peut pas effectuer par lui-même les calculs de capacité des palettiers, s’il n’est pas en mesure d’assumer une direction et une surveillance étroites, continues et actives du travail des non-ingénieurs en leur donnant en temps opportun toutes les consignes appropriées, il doit alors refuser ce type de mandat. »

Le CDOIQ a imposé à l’ingénieur en cause une période de radiation de 5 mois et une amende de 3 000 $.

 

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1. Le Guide de pratique professionnelle, publié par l’Ordre, mentionne à ce sujet : « Pour superviser une
personne qui n’est pas un ingénieur, l’ingénieur doit, tout au long du projet ou du travail :

• Confier le travail à cette personne et la diriger tout au long de l’exécution de ses tâches, notamment
en lui donnant des consignes claires quant aux objectifs à atteindre et aux travaux à réaliser ;
la vérification “après coup”, même approfondie, n’est pas valable et ne constitue pas une supervision
adéquate ;
• Effectuer un suivi du travail aussi serré que nécessaire et intervenir aux moments opportuns pour
en vérifier le progrès, la qualité et la conformité ; l’ingénieur n’est toutefois pas tenu d’être constamment
présent sur les lieux ;
• Demeurer disponible en tout temps pour répondre aux questions, prodiguer des conseils et assurer
la direction requise ;
• S’assurer que cette personne respecte les normes, se conforme aux codes et aux lois et règlements
applicables, et agit selon les règles de l’art à toutes les étapes de son travail ;
• Authentifier tous les documents d’ingénierie préparés conformément à la loi et aux normes de pratiques
précisées dans les Lignes directrices concernant les documents d’ingénierie. » (Guide de pratique
professionnelle, « Professionnalisme, éthique et déontologie »/« Code de déontologie et obligations
de l’ingénieur »/« Obligations envers le client ou l’employeur »/« Obligation de supervision
(aussi appelée direction et surveillance immédiates [DSI] »).

2. Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Paparella, 2022, QCCDING 30, 21 novembre 2022.
3. Palettier : « Équipement d’entreposage dont la structure est constituée principalement d’échelles et de lisses,
et destinée à recevoir des charges généralement palettisées. » (Office québécois de la langue française,
Grand dictionnaire terminologique.)
4. Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Côté, 2022, QCCDING 32, 8 novembre 2022.

 


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