, 1 janvier 2022

Un débat? Oui, mais quel type de débat?

Points de vue divergents, opinions contraires, avis opposés… On le sait, on l’entend, on l’a déjà vécu, l’unanimité n’est pas toujours au rendez-vous quand plusieurs ingénieurs ou ingénieures ont à se prononcer sur une même question. Mais bien souvent, ces remises en question favorisent la réflexion et enrichissent les débats et leurs conclusions.

Cet article s’inscrit dans la collection « Éthique et déontologie ».

Par Me Martine Gervais, avocate et chef d’équipe de la gestion des demandes d’enquête et conseillère juridique au Bureau du syndic et Philippe-André Ménard, ing. et syndic adjoint


Qu’en est-il des obligations déontologiques de l’ingénieur au cours d’un débat? Doit-il avoir la même attitude dans toutes les situations où il expose son point de vue?

Débat technique ou contractuel?

Cette distinction est importante, car certaines obligations déontologiques de l’ingénieur ont une portée différente selon que nous sommes en présence d’un débat technique ou d’un débat contractuel.

Un débat technique revêt nécessairement un caractère scientifique et implique des notions de sécurité des personnes ou des biens, ou encore de fiabilité ou de durabilité d’un ouvrage, d’un procédé ou d’un système. Dans un tel débat, l’ingénieur doit, notamment, tenir compte des conséquences de ses avis sur  l’environnement et sur la vie, la santé et la propriété de toute personne (article 2.01 du Code de déontologie des ingénieurs [CDI]), exprimer son avis uniquement s’il a des connaissances suffisantes et d’honnêtes convictions (article 2.04 du CDI) et faire preuve d’indépendance professionnelle (article 3.05.03 du CDI). Il en va de la protection du public et de l’intégrité de la profession.

Le rôle de l’Ordre et du Bureau du syndic n’est pas de trancher de tels débats techniques, mais de s’assurer que les membres respectent leurs obligations déontologiques, tant sur le plan de la forme (débat d’idées et non pas conflit de personnalités) que sur celui du fond (connaissances suffisantes).

Un jour ou l’autre, les débats techniques finissent par être tranchés, soit par une autorité technique reconnue(1) , soit à la suite d’un débat de société, ou, plus prosaïquement, dans la réalité quotidienne, par un client, un gestionnaire, ou un tribunal qui «choisit» l’opinion de l’un plutôt que celle de l’autre.

Est-ce à dire que le tenant de l’opinion qui n’a pas été choisie n’avait pas les connaissances suffisantes et d’honnêtes convictions, et qu’il a ainsi commis une faute de nature déontologique? Bien sûr que non. Il est fréquent que des ingénieurs divergent d’opinions quant à leurs choix méthodologiques, leurs démarches
scientifiques ou encore leurs conclusions concernant un même projet. Ces seules divergences ainsi que leurs effets préjudiciables potentiels sur une partie ou sur une autre ne permettent pas nécessairement d’inférer qu’il y a une inconduite professionnelle ou de la complaisance.

La notion de «connaissances suffisantes et d’honnêtes convictions» est un continuum. Et dans ce domaine, comme dans bien d’autres, il faut distinguer entre un comportement souhaitable, un comportement acceptable et un comportement inacceptable.

Est-ce que l’ingénieur participant à un débat technique se prononce sur une question se rapportant à un domaine qui est le sien? Est-ce que son opinion repose sur une recherche documentaire pertinente et actuelle, ou encore sur des expériences vécues au fil des ans? Connaît-il bien les particularités de la situation débattue? A-t-il pris le temps de consulter des pairs, des collègues, des confrères? Fait-il preuve d’une prudence excessive ou, au contraire, se montre-t-il téméraire? Son opinion est-elle complaisante?

Voilà certaines des questions qui devront trouver réponses afin de juger si la conduite d’un l’ingénieur s’écarte suffisamment de la conduite acceptable pour justifier une intervention disciplinaire.

Dans un débat contractuel, l’avis de l’ingénieur n’est pas en soi un acte d’ingénierie, et la protection du public n’est pas nécessairement en cause. Les enjeux sont généralement purement économiques entre les parties concernées (donneur d’ouvrage, concepteur, constructeur, assureur, etc.). Il est alors légitime que l’ingénieur ait un certain préjugé favorable et un réflexe de loyauté envers son propre employeur.

En outre, dans le cas d’un débat contractuel, et cela vaut aussi pour un débat technique, le fait qu’un autre membre de l’Ordre demande des explications, discute  avec d’autres personnes ou remette en question certaines décisions d’un autre ingénieur ne constitue pas en droit disciplinaire une atteinte malicieuse à la réputation.

Enfin, soulignons qu’il est fréquent qu’un débat technique soit inextricablement imbriqué dans un débat contractuel. La distinction n’est pas toujours nette.

Débat d’idées ou conflit de personnalités?

Dans le présent article, nous ne nous attarderons pas sur la distinction entre le débat d’idées et le conflit de personnalités. En effet, la question du savoir-être et de l’importance de la courtoisie et du respect entre confrères et consœurs a déjà fait l’objet de plusieurs publications de l’Ordre.

Nous nous permettons de citer quelques mots d’un article, toujours très pertinent, paru dans la revue Plan il y a quelques années :

«[L’ingénieur] ne peut, sous prétexte de liberté d’opinion ou d’expression, porter atteinte d’une façon cavalière à l’intégrité d’un confrère, par exemple en formulant des commentaires malicieux à son égard. Les propos injurieux ou diffamatoires, les remarques intempestives et les allusions douteuses concernant la  réputation ou les difficultés passées d’un confrère ou d’une firme d’ingénieurs sont à proscrire(2) .»

Au fil des ans, plusieurs ingénieurs ont d’ailleurs été sanctionnés par le Conseil de discipline pour avoir tenté de discréditer l’autre partie en tenant des propos malicieux à l’égard d’un confrère, afin de «gagner » un débat(3).

Et la liberté d’expression?

Être membre d’un ordre professionnel, ce n’est assurément pas renoncer à sa liberté d’expression ou abdiquer ses opinions. D’ailleurs, dans notre société, la liberté d’expression est une valeur fondamentale, protégée par les chartes canadienne et québécoise. Mais cette liberté d’expression accordée à tous les citoyens a ses limites : les menaces de violence ou de mort ainsi que les discours haineux, notamment, sont interdits par le Code criminel.

Ainsi, les membres d’un ordre professionnel doivent exercer cette liberté d’expression avec une certaine retenue, que ce soit dans la sphère privée ou dans l’espace public – sur les médias sociaux par exemple – et ne doivent pas porter atteinte à «l’honneur ou à la dignité de leur profession(4)».

Une récente décision du Conseil de discipline de l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec5 à l’encontre d’un de ses membres (CPA), qui présentait sur les médias sociaux des propos anti-vaccins et complotistes, est venue rappeler qu’il n’est jamais opportun de se servir de son titre professionnel pour établir sa crédibilité dans un champ de pratique ou un domaine qui n’est pas le nôtre :

  • «En étant prononcés par l’intimé, qui se présente comme CPA, de tels propos gagnent une crédibilité qu’ils ne méritent pas.
  • « Il s’agit donc de propos dérogatoires à l’honneur et à la dignité de la profession qui jettent du discrédit sur l’ensemble de la profession en heurtant la valeur de professionnalisme que le système professionnel a mis de l’avant.»

En conclusion, peu importe le type de débat, l’ingénieur doit faire preuve de courtoisie et de modération envers autrui. Il doit s’abstenir d’adopter une conduite grossière, irrespectueuse, malicieuse, radicale, déloyale ou complaisante. Il doit accepter la critique et favoriser le développement de ses connaissances. Il doit reconnaître ses limites, favoriser les discussions ouvertes et accepter que son opinion ne soit pas toujours celle qui est retenue.


  1. On entend par «autorités techniques reconnues» les grandes sociétés savantes qui établissent notamment les « règles de l’art», comme l’Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE), l’American Society for Testing and Materials (ASTM), etc.
  2. Pinsonnault, Johanne, «La compétence, c’est aussi une question de savoir-être», Plan, volume XLIX, numéro 8, novembre 2012, p. 38-39.
  3. Voir à ce sujet : Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Thibault CDOIQ 22-96-0010, Tribunal des professions (500-07-000 50-989),4 août 1999; Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Robert, CDOIQ-22-02-0005; Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Bourdages, CDOIQ 22-95-0007.
  4. «Nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’ordre […]» (Code des professions, article 59.2).
  5. Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Pilon, 2020 QCCDCPA 40 (décision sur culpabilité) et Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Pilon, 2021 QCCDCPA 22 (décision sur sanction).

 

Voir aussi