Dépôt de brevet : une stratégie essentielle

Même simple, une invention (produit, procédé, usage) peut avoir une valeur commerciale et stratégique pour une entreprise. Il faut avoir le réflexe d’évaluer si elle est brevetable.

Cet article s’inscrit dans la collection « ACCOMPLIR ».
Par Valérie Levée, journaliste.


Utilité, nouveauté et non-évidence sont les trois critères auxquels doit répondre une invention pour être brevetable. Par utilité, il faut entendre que l’invention apporte une solution fonctionnelle à un problème. « Si l’invention résout un problème, offre des avantages ou apporte une amélioration par rapport à d’autres solutions, c’est souvent une indication qu’elle est potentiellement brevetable », dit David Enciso, ing., agent de brevets et directeur au cabinet Robic. Il n’est pas nécessaire d’avoir déjà développé un prototype, mais il faut pouvoir décrire comment mettre en pratique la solution. La difficulté est de trouver les formulations pour englober les variantes, c’est-à-dire les diverses façons de mettre en œuvre la solution. « C’est important que le brevet protège le plus d’applications possible pour éviter que des concurrents puissent le contourner ou trouver des manières détournées d’exploiter une solution similaire », indique Jérémy Lemieux-Vallée, conseiller juridique sénior chez WSP. « Il faut se mettre dans la peau d’un compétiteur, voir comment l’invention pourrait être modifiée et trouver des tournures de phrases assez précises pour être concrètes mais assez générales pour englober des variantes et des produits semblables », précise David Enciso.

La confidentialité

« Non-évidence » ne veut pas nécessairement dire complexité. « Par nature, les ingénieurs veulent trouver des solutions à des problèmes, mentionne Brigide Mattar, ing., agent de brevet, directeur chez Smart & Biggar LP. Cependant, une fois une solution trouvée, ils la trouvent souvent évidente. Mais il ne faut pas sous-estimer cette solution. Même les solutions très simples peuvent avoir beaucoup de valeur commerciale. »

Pour la plupart des pays, la nouveauté exige qu’avant le dépôt d’une demande de brevet, l’invention n’ait pas déjà été divulguée publiquement, par exemple dans un article scientifique, au cours d’un salon commercial ou dans le contexte d’une vente ou une offre de vente. Par conséquent, les activités de recherche et développement qui préludent à l’invention doivent, idéalement, rester confidentielles. « Il faut prévoir une clause de confidentialité lorsqu’on signe un contrat avec un employé, un fournisseur ou un client, signale Jérémy Lemieux-Vallée. Le secret commercial est une composante essentielle de la stratégie globale de protection des brevets et joue un rôle crucial dans la protection des innovations. »  Certains pays comme le Canada et les États-Unis accordent toutefois un délai de grâce d’un an. « Si on a montré publiquement une invention pour la première fois à une exposition, à Chicago par exemple, avant le dépôt d’une demande de brevet, une protection en Europe et dans plusieurs autres pays n’est plus possible ; heureusement, on peut toujours déposer des demandes de brevets au Canada et aux États-Unis dans un délai maximal d’un an suivant cette première date de divulgation publique », fait valoir David Enciso.

Le secret commercial est une composante essentielle de la stratégie globale de protection des brevets et joue un rôle crucial dans la protection des innovations.

Jérémy Lemieux-Vallée, Conseiller juridique sénior chez WSP

Si l’invention n’est pas brevetée…

… l’entreprise risque de perdre le bénéfice de ses investissements de recherche. Sous-estimer votre invention peut être lourd de conséquences pour une entreprise, car elle laisse le champ libre à la compétition pour breveter une invention similaire propre à empêcher la commercialisation des produits ou des services découlant de votre invention. Une entreprise qui commercialise son invention sans l’avoir brevetée, en choisissant par exemple de reposer sur secret commercial, s’expose aussi à la possibilité de rétro-ingénierie, aussi appelée ingénierie inverse ou reverse engineering. « Si un produit novateur est bon, c’est certain que des concurrents vont regarder comment il fonctionne, vont essayer de le reproduire et même de l’améliorer, déclare Brigide Mattar. Les processus de rétro-ingénierie sont de plus en plus sophistiqués et fonctionnent même lorsqu’il s’agit de technologies complexes. » Sans brevet, l’entreprise ne pourra pas faire valoir ses droits dans une situation de rétro-ingénierie, et l’invention étant déjà commercialisée et donc du domaine public, il ne sera plus possible de la breveter.

Les processus de rétro-ingénierie sont de plus en plus sophistiqués et fonctionnent même lorsqu’il s’agit de technologies complexes.

Brigide Mattar, ing., Agent de brevet, Directeur chez Mart & Biggar LP

 

Si l’invention est brevetée…

… elle devient un actif. En fait, même avant l’obtention du brevet, le dépôt d’une demande apporte de la valeur à une entreprise en confirmant qu’elle détient des droits sur une technologie potentiellement brevetable. Ce faisant, le dépôt d’une demande devient un outil de dissuasion en plus d’insuffler de l’incertitude chez la concurrence. Une fois obtenu, le brevet donne à l’entreprise détentrice l’usage exclusif de l’invention et la possibilité d’octroyer des licences d’utilisation. Dans le cas d’une collaboration, une demande de brevet ou un brevet permet aussi de délimiter la propriété intellectuelle préexistante ou d’arrière-plan. « Dans une collaboration, les partenaires doivent définir la propriété intellectuelle d’arrière-plan de chaque partenaire, la manière dont cette propriété intellectuelle pourra être utilisée et à qui appartiendra la nouvelle propriété intellectuelle qui découlera de la collaboration », explique Brigide Mattar.

Des actifs à gérer

Comme tout actif, la propriété intellectuelle doit être gérée, et Brigide Mattar recommande aux entreprises de faire un examen de leur portefeuille de brevets au moins une fois par année. « Quelqu’un doit connaître ce que couvrent les brevets de l’entreprise, s’il est pertinent de conserver l’exclusivité de la technologie, si une licence peut être octroyée ou si un brevet doit être vendu ou abandonné », poursuit-elle. Si l’entreprise a modifié sa technologie et que cette modification répond aux trois critères de nouveauté, d’utilité et de non-évidence un nouveau brevet pourrait être obtenu. « C’est une façon de prolonger la durée de vie d’une protection », commente David Enciso.

Gérer sa propriété intellectuelle, c’est aussi surveiller celle de la concurrence en interrogeant les bases de données des bureaux des brevets. Règle générale, toute demande de brevet devient publique 18 mois après le dépôt de la demande provisoire et donc avant la délivrance du brevet résultant. « S’il y a des brevets d’un concurrent qui visent de la technologie proche d’un produit qu’on est en train de mettre au point, il faut faire la liaison avec l’équipe de R-D à l’interne et évaluer s’il faut modifier notre produit pour réduire les risques de contrefaçon », suggère Brigide Mattar. Il est même possible d’entrer en contact avec le bureau des brevets pour influencer l’octroi d’un brevet concurrentiel. « On peut soumettre un dossier d’antériorités afin de retarder, voire d’empêcher l’acceptation d’une demande de brevet d’un compétiteur ou, du moins, pour limiter sa protection », indique David Enciso. Par ailleurs, la propriété intellectuelle, rappelle Jérémy Lemieux-Vallée, ne se limite pas aux brevets. Il ne faut pas oublier les marques de commerce, les dessins industriels, le savoir-faire, les secrets commerciaux et les droits d’auteurs.

On peut soumettre un dossier d’antériorités afin de retarder, voire d’empêcher l’acceptation d’une demande de brevet d’un concurrent, ou du moins, pour limiter sa protection.

David Enciso, ing., Agent de brevets, Directeur au cabinet Robic

Chronologie d’une demande de brevet

  • Jour 1 : Déposer une première demande de brevet (aussi appelée demande prioritaire) pour établir une date de priorité reconnue par les pays membres de la Convention de Paris concernant la protection de la propriété industrielle. La priorité pourra être revendiquée pendant un an.
  • Dans l’année qui suit :

→ réaliser les essais nécessaires pour valider les composantes et la fonctionnalité de l’invention et/ou évaluer son potentiel commercial ;

→ déposer une ou des demandes dans les pays dans lesquels on veut obtenir un brevet ou une demande en vertu du Traité de coopération en matière de brevets en revendiquant la date de priorité de la première demande.

  • Après 18 mois : la demande est publiée dans les bases de données et quiconque peut y accéder.
  • Après une période de 2 à 4 ans : dans chaque pays où une demande est déposée, une examinatrice ou un examinateur évaluera si l’invention est brevetable et, si oui, un brevet sera délivré.
  • La durée de vie maximale d’un brevet est de 20 ans à compter de la date de dépôt.

 

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